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Revue numérique

Chateaubriand et Goethe en Italie

Regards croisés sur la Nature et les paysages

Auteur : Alain Canat

Date de publication : mai 2018

 

 

 

Deux écrivains voyageurs

 

François René de Chateaubriand (1768-1848) a effectué plusieurs voyages en Italie entre 1803 (date de son premier séjour) et 1833 (date de son dernier voyage), mais ses séjours ont toujours été d’une durée n’excédant pas quelques mois.

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) n’a fait qu’un seul voyage en Italie, mais long d’une année et demie, entre septembre 1786 et avril 1788. Il a séjourné principalement à Rome mais aussi à Naples et parcouru la Sicile que Chateaubriand n’a pas visitée.

 

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Ill. 1. Portrait de Goethe par Tischbein

 

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Ill. 2. Portrait de Chateaubriand par Girodet

  

 

Tous deux ont été captivés et ont aimé l’Italie passionnément. Ils ont laissé l’un et l’autre des récits de voyage, deux Voyage en Italie rédigés à de nombreuses années de distance mais retravaillés et publiés tardivement, en 1827 pour celui de Chateaubriand et en 1816-1817 et 1829 pour celui de Goethe.

Ces ouvrages sont tous deux rédigés sous forme épistolaire, mais celui de Goethe se présente comme une relation circonstanciée et détaillée de son long séjour tandis que celui de Chateaubriand – qui sera repris dans ses Mémoires – est plus une évocation, un recueil d’impressions qu’un récit.

Les deux textes ne sont donc pas de même nature malgré la similitude de leur titre en français. Mais les deux écrivains étaient eux-mêmes très différents et ont eu des vies d’un genre opposé. Aussi leur regard sur l’Italie et ses paysages n’est-il pas le même et même parfois antinomique.

 

 

Une même passion pour la nature

 

Néanmoins, les deux hommes ont voué un véritable culte à la Nature et nourri une authentique passion pour les jardins et les arbres.

Rappelons qu’ils ont l’un et l’autre créé des jardins et fait œuvre de paysagiste – Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups puis rue d’Enfer ; Goethe à Weimar, dans les jardins de ses deux maisons et, à une large échelle, dans le parc de l’Ilm.

 

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Ill. 3. La maison de Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups

 

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Ill. 4. La maison de jardnier de Goethe à Weimar

 

L’un comme l’autre ont laissé ailleurs de très beaux textes sur les arbres : on pense bien sûr au poème consacré par Goethe au Ginkgo Biloba, son arbre fétiche, et aux pages émouvantes de Chateaubriand sur ses arbres de la Vallée-aux-Loups.

En Italie comme ailleurs, ils ont une même sensibilité aux beautés de la Nature. Ils ont tous deux un regard artistique sur elle, Goethe dans ses magnifiques dessins et aquarelles, Chateaubriand dans des descriptions intensément poétiques mais aussi très « picturales ». La beauté d’un paysage les émeut pareillement.

 

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Ill. 5. Monastère dans la campagne romaine

 

Ils ont aussi en commun une vision spirituelle de la Nature. Selon Goethe, la nature est travaillée par une force vivifiante et rajeunissante dans laquelle se retrempent tous les êtres ; cette force, de nature quasi-divine, rapproche la philosophie de la nature de la doctrine panthéiste1. Pour l’écrivain profondément attaché au christianisme que fut Chateaubriand, la Nature par sa seule présence témoigne de l’existence de Dieu.

Néanmoins, l’approche des deux hommes est assez différente.

 

  

Goethe, scientifique et botaniste

 

Chez Goethe, le culte de la nature, qu’il célébrait déjà dans Werther, prend, dans les années de Weimar, un ton plus ample :

La nature seule est artiste, de la matière la plus simple jusqu’aux plus grands contrastes, sans apparence d’effort jusqu’à la plus grande perfection, jusqu’à la détermination la plus précise, toujours ornée de quelque chose de doux2.

Mais, avant d’être une source d’émerveillement, la Nature est d’abord chez lui un objet d’étude. L’écrivain allemand est en effet un génie polyvalent et ses connaissances scientifiques vont bien au-delà du dilettantisme. La géologie, l’optique, l’anatomie, la paléontologie, la botanique, sont tour à tour et simultanément ses centres d’intérêt. Il pousse parfois ses recherches jusqu’à l’expertise.

Mentionnons simplement sa Théorie des couleurs, ses incroyables collections minéralogiques, le laboratoire d’optique de sa maison de Weimar… Il se passionne pour l’évolution des végétaux et publie un essai sur la métamorphose des plantes. Nommé ministre par le duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar, il est chargé de l’exploitation des mines et des forêts.

Le jardin de sa maison de campagne de Weimar est considéré par lui comme un lieu d’étude et, d’avril 1776 jusqu’au 6 mars 1832, quelques jours avant son décès, il consigne minutieusement dans un journal ses observations, ses expériences, ses modifications apportées au tracé d’une allée, à un monticule…

 

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Ill. 6. Rivière, dessin de Goethe réalisé en Italie en 1787

 

C’est donc en botaniste chevronné qu’il parcourt les jardins de Rome, ceux de Naples et de Florence. Parmi de nombreux exemples de cette approche scientifique, citons deux textes extraits de son Voyage en Italie.

De là, nous montâmes, par un soleil presque trop chaud, à la villa Pamphili, dont les jardins offrent de grandes beautés, et nous y restâmes jusqu’au soir. Une grande pelouse, entourée de hauts pins et de chênes verts était toute semée de pâquerettes, qui tournaient toutes leurs petites têtes vers le soleil. Alors, s’éveillèrent mes spéculations botaniques [...]. Il est très intéressant d’observer comment procède une végétation qui se maintient avec vivacité et qui n’est point interrompue par un froid rigoureux. Il n’y a point ici de bourgeons, et l’on arrive enfin à comprendre ce que c’est qu’un bourgeon. L’arbousier refleurit maintenant, tandis que ses derniers fruits murissent ; l’oranger se montre en fleurs, avec des fruits mûrs et demi-mûrs. Mais on couvre l’oranger, lorsqu’il n’est pas environné de bâtiments. Le cyprès, cet arbre vénérable, quand il est vieux et d’une belle croissance, donne beaucoup à penser. Je visiterai prochainement le jardin botanique et j’espère y apprendre bien des choses3.

Dans le second texte, il est question du jardin botanique de Padoue, fondé en 1545, le plus ancien subsistant au monde. C’est après sa visite que Goethe entreprendra d’écrire son Essai d’explication de la Métamorphose des plantes.

En revanche, le jardin botanique est charmant et gai. Beaucoup de plantes peuvent passer l’hiver en pleine terre, pourvu qu’elles soient placées contre les murs ou à peu de distance. On dresse un abri sur le tout vers la fin d’octobre et l’on ne chauffe que peu de mois. Il est charmant et instructif de se promener au milieu d’une végétation étrangère. En présence des plantes accoutumées, comme des autres objets dès longtemps connus, nous finissons par ne penser à rien. Et qu’est-ce que regarder sans penser ? Ici, en présence de cette multiplicité, nouvelle pour mes yeux, je suis davantage saisi de la pensée qu’on pourrait faire dériver toutes les plantes d’une seule. C’est par là seulement qu’il deviendrait possible de déterminer véritablement les genres et les espèces, ce qui s’est fait, à ce qu’il me semble, d’une manière très arbitraire jusqu’à présent4.

Au-delà de la botanique, l’approche de Goethe est aussi celle d’un économiste, à la manière des physiocrates5 français :

Autour de Florence, sur le penchant des monts, tout est planté d’oliviers et de vignes. Les intervalles sont consacrés aux céréales. Près d’Arezzo et plus loin, on laisse les champs plus libres. Je trouve qu’on n’extirpe pas assez le lierre, qui est nuisible aux oliviers et aux autres arbres et qu’il serait si aisé de détruire. On ne voit aucune prairie. On dit que le blé indien6 épuise la terre ; que depuis qu’on l’a introduit, l’agriculture a perdu sous d’autres rapports. Je le crois volontiers, vu le peu d’engrais que l’on emploie7.

 

 

Chateaubriand, littéraire

 

Chez Chateaubriand, rien de tel. Bien que, dans sa jeunesse, il ait affecté de vouloir étudier la botanique, à la manière d’un Jean-Jacques Rousseau, et qu’il ait entrepris, en 1790, un voyage en Amérique du Nord dont un des buts était cette étude, cet intérêt « scientifique » sera de courte durée et ses connaissances en ce domaine resteront toujours assez limitées. Il connaît les arbres, sait les distinguer, mais leur appellation scientifique ou même commune lui importe peu. Son approche est d’abord littéraire et fait plus appel à la sensibilité qu’à la raison. Donnons-en un exemple :

Je revis, en entrant à Milan, la magnifique allée de tulipiers dont personne ne parle ; les voyageurs les prennent apparemment pour des platanes. Je réclame contre ce silence en mémoire de mes sauvages : c’est bien le moins que l’Amérique donne des ombrages à l’Italie. On pourrait aussi planter à Gênes des magnolias mêlés à des palmiers et des orangers. Mais qui songe à cela ? qui pense à embellir la terre ? on laisse ce soin à Dieu. Les gouvernements sont occupés de leur chute, et l’on préfère un arbre de carton sur un théâtre de fantoccini au magnolia dont les roses parfumeraient le berceau de Christophe Colomb8.

C’est charmant mais pas très scientifique…

 

 

Regards croisés

 

Quelques extraits choisis dans le Voyage en Italie de Goethe et dans les Mémoires d’outre-tombe et le Voyage en Italie de Chateaubriand permettent d’illustrer cette démarche parfois bien différente.

Voici d’abord deux textes sur le même paysage parcouru à de nombreuses années de distance. Il s’agit de la vallée de la Brenta, près de Padoue, que Goethe découvre en « descendant » en Italie en 1786 et que Chateaubriand parcourt en 1833. 

Goethe voyage pour s’instruire et se montre très attentif à ce qui l’entoure et sa description est précise : 

Quelques mots sur mon trajet de Padoue jusqu’ici. J’ai descendu la Brenta par le coche, en bonne société, car les Italiens s’observent en présence les uns des autres, et j’ai trouvé ce voyage convenable et agréable. Les rives sont ornées de jardins et de maisons de plaisance ; de petits villages descendent jusqu’à la rivière, que la grand-route, qui est très animée, longe quelquefois. Comme on descend la rivière au moyen d’écluses, il y a souvent de petites haltes, mais on peut les mettre à profit pour aller à terre, et se régaler des fruits qu’on vous offre en abondance. Puis on rembarque et l’on se meut à travers un monde mobile, plein de vie et de fertilité9.

Chateaubriand est simplement charmé :

Malgré mon demi-désappointement et beaucoup de dieux dans les petits jardins, j’étais charmé des arbres de soie, des orangers, des figuiers et de la douceur de l’air, moi qui, si peu de temps auparavant, cheminais dans les sapinières de la Germanie et sur les monts des Tchèques où le soleil a mauvais visage10.

Approche bien différente encore lorsque les deux écrivains découvrent Rome. Chateaubriand est exalté :

M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence ? n’ont-ils pas passé en caravane avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’État Romain ? [...] Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs11 !

Goethe est plus circonspect :

Je suis ici depuis sept jours, et je me fais peu à peu une idée générale de la ville. Nous la parcourons souvent. Je me familiarise avec les plans de la Rome ancienne et de la Rome moderne ; j’observe les ruines, les édifices, je visite une villa, puis une autre ; je ne m’occupe que fort lentement des plus grandes merveilles ; je me contente d’ouvrir les yeux ; je regarde, je vais et je viens, car c’est à Rome seulement qu’on peut se préparer à étudier Rome12.

Les deux écrivains sont l’un et l’autre fascinés par le poids de l’Histoire romaine, omniprésente et écrasante. Mais ils la perçoivent différemment. Goethe est surtout attiré par la Rome antique et païenne et il trouve là confirmation de son tropisme « classique » : 

Non, je n’irai pas plus avant qu’il ne sera nécessaire pour connaître aussi ces choses, et, à cet égard encore, vivre ensuite chez moi satisfait et m’ôter, comme aux autres, toute envie de courir le monde. Je veux voir Rome, la Rome éternelle, et non celle qui passe tous les dix ans. Si j’avais du temps, je voudrais le mieux employer. J’observe en particulier qu’on lit tout autrement l’histoire à Rome que dans le reste du monde. Ailleurs, on la lit du dehors au-dedans ; ici, on croit la lire du dedans au dehors ; tout cela vient s’ordonner autour de nous, tout part de nous. Et cela est vrai, non seulement de l’histoire romaine, mais de l’histoire universelle. D’ici, je puis accompagner les conquérants jusqu’à la Weser et jusqu’à l’Euphrate, ou, s’il me plaît d’être un badaud, je puis attendre dans la voie Sacrée le retour des triomphateurs : cependant, je me suis nourri de blé et d’argent distribués au peuple, et je prends à mon gré ma part de toute cette magnificence13.

La « Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine » de Chateaubriand dont est extrait le texte ci-dessous est justement célèbre. L’écrivain est certes ému par les fantômes chéris de l’Antiquité mais plus encore par les traces des premiers chrétiens. La Rome des papes a plus de prix à ses yeux que la Rome des Césars :

Quiconque s’occupe uniquement de l’étude de l’antiquité et des arts, ou quiconque n’a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu’il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S’il est malheureux, s’il a mêlé les cendres de ceux qu’il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d’un ami vertueux, du charmant tombeau de Cecilia Metella au modeste cercueil d’une femme infortunée ! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer autour de ces monuments avec l’ombre de Cicéron, pleurant encore sa chère Tullie, ou d’Agrippine encore occupée de l’urne de Germanicus. S’il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s’arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l’a précédé, de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l’œil du Père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux14 ?

Curieusement, bien que le plus fameux portrait de Goethe le représente dans cette même campagne romaine, celui-ci ne lui accorde pas une grande importance dans son Voyage en Italie et ne la décrit pas. Il la parcourt en artiste, carnet de dessins à la main, et se concentre sur ses progrès techniques bien plus que sur ce qui l’entoure :

Je me rappelle parfois comme l’artiste cherche dans le Nord à tirer quelque parti des toits de chaume et des châteaux en ruine, comme on rôde le long des ruisseaux, des buissons et des roches brisées, pour saisir un effet pittoresque, et je suis pour moi-même un sujet d’étonnement, d’autant qu’après une si longue habitude, ces choses ne se détachent plus de nous. Mais depuis quinze jours, j’ai pris courage ; avec un petit portefeuille, je parcours les villas de haut en bas et, sans beaucoup réfléchir, j’ai pris des esquisses de petits sujets, frappants, vraiment méridionaux et romains, et je cherche au hasard à y répandre la lumière et les ombres. C’est bien étrange qu’on puisse voir et savoir clairement ce qui est bien et ce qui est mieux, et que si l’on veut se l’approprier, cela échappe en quelque sorte sous les doigts ; que l’on saisisse, non pas ce qui est bien, mais ce qu’on est accoutumé à saisir. C’est seulement par un exercice réglé qu’on pourrait faire des progrès ; mais où trouverais-je le temps et le recueillement nécessaires ? Je sens toutefois que ces quinze jours de vive application m’ont fait beaucoup de bien15.

 

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Ill. 7. Vue de Rome avec la Porta del Popolo, dessin de Goethe réalisé en Italie en 1787

 

Si Goethe ne semble pas porter grand intérêt aux paysages des environs de Rome, c’est sans doute que, comme nombre de voyageurs du temps, il fut rebuté par l’aspect désolé et stérile de ces campagnes peuplées de rares habitants faméliques marqués par la malaria, le « mauvais air » provenant des marais Pontins, que Chateaubriand décrit magnifiquement dans sa « Lettre à M. de Fontanes ». Mais celui-ci, plus loin, corrige :

Vous croirez peut-être, mon cher ami, après cette description qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup : elles sont une inconcevable grandeur [...] Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront. Si vous les contemplez en artiste, en poète et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu’elles fussent autrement.

Cette grandeur, cette poésie, Goethe ne les a pas vues, alors que Chateaubriand, toujours dans la « Lettre à M. de Fontanes », la décrit en véritable artiste, dans une magnifique poésie :

Rien n’est comparable pour la beauté aux lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d’une arène, d’un cirque, d’un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages, dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome ! Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius, et sur les pins de la villa Pamphili plantés par Le Nôtre. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d’opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d’une teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nuages, comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour16.

Ces exemples pourraient être multipliés. Beaucoup conduisent aux mêmes constatations. Les deux grands écrivains n’ont pas vu la même Italie car ils ne l’ont pas regardé de la même manière. Goethe est allé en Italie pour apprendre, se cultiver, progresser dans l’art du dessin, engranger des souvenirs et des impressions durables. Il y est allé aussi et surtout pour chercher confirmation à sa passion naissante pour l’Antiquité, passion qui fait de lui un classique plus qu’un romantique, malgré Werther. Chateaubriand a une vision sans doute moins approfondie – mais pas moins curieuse, sa curiosité ne s’exerçant pas sur les mêmes lieux ni les mêmes objets –, plus désabusée – conforme en cela à son tempérament – mais aussi plus sensible, plus romantique et plus personnelle. Et il a trouvé à Rome une terre d’élection.

 

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Ill. 8. Ruines d'aqueducs antiques dans la campagne romaine, par Achille Bénouville

 

 

Notes

 ↑ 1. Doctrine philosophique ou religieuse qui, rejetant ou minimisant l’idée d’un dieu créateur et transcendant, identifie Dieu et l’univers, soit que le monde apparaisse comme une émanation nécessaire de Dieu (panthéisme stoïcien, panthéisme émanatiste des néo-platoniciens, philosophies de l’Inde, doctrine de Spinoza, etc.), soit que Dieu ne soit considéré que comme la somme de ce qui est (panthéisme naturaliste ou matérialiste ; synon. pancosmisme).

 ↑ 2. Goethe, La Nature, fragment de 1782.

 ↑ 3. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Rome, 2 décembre 1786.

 ↑ 4. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome – De Vérone à Venise ; Padoue, 27 septembre 1786.

  ↑ 5. La physiocratie est une doctrine économique et politique du XVIIIe siècle qui fonde le développement économique sur l’agriculture et qui prône la liberté du commerce et de l’industrie. Cette école, qui est sans doute l’une des toutes premières théories économiques, est née en France vers 1750 et atteint son apogée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle considère que la richesse d’un pays provient exclusivement de son agriculture qui est la seule création annuelle de richesse.

  ↑ 6. Le maïs.

  ↑ 7. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Pérouse, 25 octobre 1786.

  ↑ 8. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XXXIX, chapitre 3.

  ↑ 9. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Venise, 28 septembre 1786.

  ↑ 10. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XXXIX, chapitre 3.

  ↑ 11. Chateaubriand, Voyage en Italie, « À M. Joubert. Lettre troisième. Rome, 27 juin au soir, en arrivant, 1803 ».

  ↑ 12. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Rome, 7 novembre 1786.

  ↑ 13. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie, chapitre 6 ; Rome, 29 décembre 1786.

  ↑ 14. Chateaubriand, Voyage en Italie, « Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine », Rome, 10 janvier 1804.

  ↑ 15. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Rome, 17 février 1787.

  ↑ 16. Chateaubriand, Voyage en Italie, « Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine », Rome, 10 janvier 1804.

 

Iconographie

 ↑ Ill. 1. Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1751-1829), Étude de tête – Goethe dans la campagne romaine, plume en brun et aquarelle, vers 1786-1787 ou 1793. Coll. Klassik Stiftung Weimar, inv. GGz/Khz1984/00225. (n° 7 de l’exposition)

 ↑ Ill. 2. Anne-Louis Girodet-Trioson (1767-1824), Portrait de Chateaubriand (modello), huile sur toile, 1809. Coll. maison de Chateaubriand, inv. 2015.1.1.

 ↑ Ill. 3. La maison de Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups.

 ↑ Ill. 4. La maison de jardinier de Goethe à Weimar.

 ↑ Ill. 5. Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819), Monastère dans la campagne romaine, huile sur papier marouflé sur toile, non daté. Coll. maison de Chateaubriand, inv. P.995.4.

 ↑ Ill. 6. Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Rivière, plume et pinceau en gris et aquarelle, 1787. Coll. Klassik Stiftung Weimar, inv. GGz/1119. (n° 30 de l’exposition)

 ↑ Ill. 7. Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Vue de Rome avec la Porta del Popolo, plume et pinceau en brun, 1787. Coll. Klassik Stiftung Weimar, inv. GGz/1957. (n° 12 de l’exposition)

 ↑ Ill. 8. Achille Bénouville (1815-1891), Ruines d’aqueducs antiques dans la campagne romaine, aquarelle, 1858. Coll. maison de Chateaubriand, inv. P.003.CG.2.

 

Photographies

© Klassik Stiftung Weimar : ill. 1, 4, 6, 7

© CD92/Willy Labre : ill. 2, 3

© CD92/MDC : ill. 5

© Studio Sébert : ill. 8

Chateaubriand défenseur de la liberté de la presse

Auteur : Alain Canat

Date de publication : septembre 2016

 

 

Le contexte politique

 

C’est la Révolution de 1789 qui pose le principe de la liberté de la presse. Cette liberté qui nous paraît aujourd’hui indispensable ne s’est pas imposée facilement.

La proclamation de la liberté de la presse repose sur l’article XI de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen votée le 26 août 1789 par l’Assemblée nationale constituante : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Il faut remarquer que cet article proclame cette liberté tout en la restreignant : elle doit être encadrée par la loi.

C’est le principe de l’encadrement par la loi qui va permettre aux régimes successifs du XIXe siècle de restreindre la liberté de la presse. Sous la Révolution, la monarchie constitutionnelle laisse la presse libre, tandis que, paradoxalement, la République rétablit la censure, au nom de la défense de la Nation, pour museler ses « ennemis ». Convention thermidorienne et Directoire s’efforcent de maintenir le contrôle sur la presse, contrôle qui sera total sous le Consulat et l’Empire, Napoléon supprimant la plupart des journaux et considérant la presse comme un simple organe de propagande au service du pouvoir. Après sa chute, la liberté de la presse est à reconquérir et il faudra soixante-sept années, jusqu’à la loi du 29 juillet 1881, pour que la presse retrouve complètement sa liberté après de constants aller-retour entre libéralisation et censure selon les gouvernements et les changements de régime.

C’est la Restauration qui, la première, restaure le principe de la liberté de la presse dans la Charte constitutionnelle de 1814. En effet, son article 8 se plie aux volontés du peuple, permettant ainsi le droit de publication et d’imprimerie dans le respect des opinions de chacun. Mais dès le 21 octobre 1814, sont rétablies l’autorisation préalable de publication (les journaux républicains et bonapartistes sont ainsi interdits) et la censure, tandis qu’est défini le principe du délit de presse.

Dès lors, la Restauration, tout en affirmant la liberté de la presse, va la soumettre à toute une série de règlements et restrictions. La pratique autoritaire de la Restauration en matière de presse a joué sur plusieurs plans même si, selon les gouvernements, le régime oscille entre grande rigueur et plus large tolérance.

En 1818, la censure est en théorie supprimée mais peut être rétablie par simple ordonnance (ce que ne se priveront pas de faire Richelieu et Villèle). En 1819-1820, sous les ministères Dessolles et Decazes, la loi de Serre supprime l’autorisation préalable de publication, rétablie en 1820 après l’assassinat du duc de Berry. En 1822, le gouvernement Villèle fait voter en plusieurs lois successives l’élargissement des délits de presse (on crée le délit d’outrage à la religion d’État et on rétablit le délit d’opinion), le renvoi des procès de presse devant les tribunaux correctionnels plutôt que devant les jurys populaires jugés plus cléments, ainsi qu’un arsenal de brimades financières (cautionnement, amendes, droits de timbre…).

En septembre 1824, Charles X, en montant sur le trône, fait supprimer totalement la censure, geste libéral salué par Chateaubriand. Mais il maintient le comte Villèle à la tête du gouvernement. L’impopularité croissante de ce gouvernement va amener celui-ci à présenter, en 1827, un projet de loi dont la principale mesure – rétroactive ! – est une augmentation considérable du droit de timbre, devenu prohibitif, et du montant des amendes, dans le but d’étrangler les journaux hostiles au pouvoir. Après avoir été votée par la Chambre des députés, la loi est repoussée à la Chambre des pairs par une conjonction de l’opposition libérale avec une partie de la droite monarchiste derrière Chateaubriand.

En 1828-1829, sous le ministère Martignac, l’autorisation préalable de publication est supprimée à nouveau par le ministre Joseph-Marie Portalis, mais remplacée par un cautionnement très important, rendant les éditeurs financièrement et moralement responsables.

On le sait, c’est en grande partie parce que le gouvernement Polignac veut rétablir cette autorisation préalable qu’éclate la Révolution des « Trois Glorieuses » en juillet 1830. Le 26 juillet sont publiées des ordonnances pour museler la presse, dissoudre la Chambre des députés à peine élue, organiser de nouvelles élections avec un suffrage censitaire encore plus restreint. Les journalistes, en particulier ceux du National fondé par Adolphe Thiers, sont les fers de lance de la révolution qui va porter au pouvoir Louis-Philippe d’Orléans.

 

Chateaubriand et la liberté de la presse

 

Chateaubriand a déployé une activité politique et journalistique intense sous la Restauration. Aucun autre écrivain français ne s’est engagé comme lui dans le journalisme politique et n’a combattu avec une telle constance pour en assurer la liberté. Il a laissé une très abondante production de textes politiques divers, pamphlets, opuscules, brochures, courriers, rapports, discours, rassemblés et publiés en plusieurs recueils (Mélanges politiques, Polémique, Opinions et discours). 

Un grand nombre de ces textes traite partiellement ou totalement de la liberté de la presse, et cette liberté sera, au fur et à mesure de l’évolution de Chateaubriand sur l’échiquier politique, de l’ultra au libéral, de plus en plus importante pour lui, au point de devenir son « cheval de bataille ». À la fin de sa carrière politique, il peut légitimement écrire :

Vingt années de ma carrière politique ont été employées depuis 1816 à la défendre cette liberté dont j’avais conquis le principe1.

  

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Ill. 1. Le Canon d’allarme pour rire 
Caricature représentant Chateaubriand dans sa bibliothèque, tirant au canon armé de son pamphlet De la Monarchie selon la Charte (1816)

 

 

De la Monarchie selon la Charte (1816)

 

Dès 1816, dans sa brochure De la Monarchie selon la Charte, Chateaubriand, souhaitant pour la France une monarchie parlementaire à l’anglaise, se fait le défenseur de la liberté de la presse, lui consacrant six chapitres. Il résume son opinion par une formule forte : « Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse », formule qui sera son credo des quinze années suivantes.

Cependant, à cette liberté l’auteur met d’importantes restrictions. Elle doit être sous contrôle. D’abord celui des tribunaux ; en cas d’outrage ou d’appel à la sédition, le journaliste doit être puni avec la dernière rigueur :

C’est aux risques et périls de l’écrivain que je demande pour lui la liberté de la presse ; mais il la faut cette liberté, ou, encore une fois, la constitution n’est qu’un jeu.

Mais aussi sous contrôle du pouvoir par le système du cautionnement, car

le journaliste qui veut s’arroger le droit de parler à la France doit être aussi un homme qui ait quelque chose à gagner à l’ordre public, et à perdre au bouleversement de la société.

Le chemin est encore long à parcourir, dans son esprit comme dans les faits, vers une totale libération de la presse…

 

Nous présentons ci-dessous les chapitres XVI à XXI consacrés à la liberté de la presse. En gras, les phrases les plus significatives.

 

Chapitre XVI

Que la Chambre Des députés doit se faire respecter au dehors par les Journaux

La chambre des députés ne doit pas permettre qu’on l’insulte collectivement dans les journaux, ou qu’on altère les discours de ses membres. 

Tant que la presse sera captive, les députés ont le droit de demander compte au ministère des délits de la presse ; car, dans ce cas, ce sont les censeurs qui sont coupables, et les censeurs sont les agents des ministres. 

Lorsque la presse deviendra libre, les députés doivent mander à la barre le libelliste, ou le faire poursuivre dans toute la rigueur des lois par-devant les tribunaux. 

En attendant l’époque qui délivrera la presse de ses entraves, il serait bon que la chambre eût à elle un journal où ses séances, correctement imprimées, deviendraient la condamnation ou la justification des gazettes officielles. 

Mais ce qu’il faut surtout, c’est la liberté de la presse. Que la chambre se hâte de la réclamer : je vais en donner les raisons.

 

Chapitre XVII

De la Liberté de la Presse

Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse. Voici pourquoi : 

Le gouvernement représentatif s’éclaire par l’opinion publique, et est fondé sur elle. Les chambres ne peuvent connaître cette opinion, si cette opinion n’a point d’organes. 

Dans un gouvernement représentatif, il y a deux tribunaux : celui des chambres, où les intérêts particuliers de la nation sont jugés ; celui de la nation elle-même, qui juge en dehors les deux chambres. 

Dans les discussions qui s’élèvent nécessairement entre le ministère et les chambres, comment le public connaîtra-t-il la vérité, si les journaux sont sous la censure du ministère, c’est-à-dire sous l’influence d’une des parties intéressées ? Comment le ministère et les chambres connaîtront-ils l’opinion publique qui fait la volonté générale, si cette opinion ne peut librement s’expliquer ?

 

Chapitre XVIII

Que la Presse entre les mains de la Police rompt la balance constitutionnelle

Il faut, dans une monarchie constitutionnelle, que le pouvoir des chambres et celui du ministère soient en harmonie. Or, si vous livrez la presse au ministère, vous lui donnez le moyen de faire pencher de son côté tout le poids de l’opinion publique, et de se servir de cette opinion contre les chambres : la constitution est en péril.

 

Chapitre XIX

Continuation du même sujet

Qu’arrive-t-il lorsque les journaux sont, par le moyen de la censure, entre les mains du ministère ? Les ministres font admirer, dans les gazettes qui leur appartiennent, tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont dit, tout ce qu’a fait, tout ce qu’a dit leur parti intra muros et extra. Si, dans les journaux dont ils ne disposent pas entièrement, ils ne peuvent obtenir les mêmes résultats, du moins ils peuvent forcer les rédacteurs à se taire. 

J’ai vu des journaux non ministériels suspendus pour avoir loué telle ou telle opinion. 

J’ai vu des discours de la chambre des députés mutilés par la censure, sur l’épreuve de ces journaux. 

J’ai vu apporter des défenses spéciales de parler de tel événement, de tel écrit qui pouvait influer sur l’opinion publique d’une manière désagréable aux ministres*.

[* Note de l'auteur : Cet ouvrage offrira sans doute un nouvel exemple de ces sortes d’abus. On défendra aux journaux de l’annoncer, ou on le fera déchirer par les journaux. Si quelques-uns d’entre eux osaient en parler avec indépendance, ils seraient arrêtés à la poste, selon l’usage. Je vais voir revenir pour moi le bon temps de Fouché et de Savary ; n’a-t-on pas publié contre moi, sous la police royale, des libelles que Rovigo même avait supprimés comme trop infâmes ? Je n’ai point réclamé, parce que je suis partisan sincère de la liberté de la presse, et que dans mes principes je ne puis le faire tant qu’il n’y a pas de loi. Au reste, je suis accoutumé aux injures, et fort au-dessus de toutes celles qu’on pourra m’adresser. Il ne s’agit pas de moi ici, mais du fond de mon ouvrage ; et c’est par cette raison que je préviens les provinces, afin qu’elles ne se laissent pas abuser. J’attaque un parti puissant, et les journaux sont exclusivement entre les mains de ce parti : la politique et la littérature continuent de se faire à la police. Je puis donc m’attendre à tout ; mais je puis donc aussi demander qu’on me lise, et qu’on ne me juge pas en dernier ressort sur les rapports de journaux qui ne sont pas libres.]

J’ai vu destituer un censeur qui avait souffert onze années de détention comme royaliste, pour avoir laissé passer un article en faveur des royalistes. 

Enfin, comme on a senti que des ordres de la police, envoyés par écrit aux bureaux des feuilles publiques, pouvaient avoir des inconvénients, on a tout dernièrement supprimé cet ordre, en déclarant aux journalistes qu’ils ne recevraient plus que des injonctions verbales. Par ce moyen les preuves disparaîtront, et l’on pourra mettre sur le compte des rédacteurs des gazettes tout ce qui sera l’ouvrage des injonctions ministérielles

C’est ainsi que l’on fait naître une fausse opinion en France, qu’on abuse celle de l’Europe ; c’est ainsi qu’il n’y a point de calomnies dont on n’ait essayé de flétrir la chambre des députés. Si l’on n’eût pas été si contradictoire et si absurde dans ces calomnies ; si, après avoir appelé les députés des aristocrates, des ultra-royalistes, des ennemis de la Charte, des jacobins blancs, on ne les avait pas ensuite traités de démocrates, d’ennemis de la prérogative royale, de factieux, de jacobins noirs, que ne serait-on pas parvenu à faire croire ?

Il est de toute impossibilité, il est contre tous les principes d’une monarchie représentative, de livrer exclusivement la presse au ministère, de lui laisser le droit d’en disposer selon ses intérêts, ses caprices et ses passions, de lui donner moyen de couvrir ses fautes et de corrompre la vérité. Si la presse eût été libre, ceux qui ont tant attaqué les chambres auraient été traduits à leur tour au tribunal, et l’on aurait vu de quel côté se trouvaient l’habileté, la raison et la justice. 

Soyons conséquents : ou renonçons au gouvernement représentatif, ou ayons la liberté de la presse : il n’y a point de constitution libre qui puisse exister avec les abus que je viens de signaler.

 

Chapitre XX

Dangers de la Liberté de la Presse. Journaux. Lois fiscales.

Mais la liberté de la presse a des dangers. Qui l’ignore ? Aussi cette liberté ne peut exister qu’en ayant derrière elle une loi forte, immanis lex, qui prévienne la prévarication par la ruine, la calomnie par l’infamie, les écrits séditieux par la prison, l’exil, et quelquefois par la mort : le Code a sur ce point la loi unique. C’est aux risques et périls de l’écrivain que je demande pour lui la liberté de la presse ; mais il la faut cette liberté, ou, encore une fois, la constitution n’est qu’un jeu. 

Quant aux journaux, qui sont l’arme la plus dangereuse, il est d’abord aisé d’en diminuer l’abus, en obligeant les propriétaires des feuilles périodiques, comme les notaires et autres agents publics, à fournir un cautionnement. Ce cautionnement répondrait des amendes, peine la plus juste et la plus facile à appliquer. Je le fixerais au capital que suppose la contribution directe de mille francs, que tout citoyen doit payer pour être élu membre de la chambre des députés. Voici ma raison : 

Une gazette est une tribune : de même qu’on exige du député appelé à discuter les affaires que son intérêt, comme propriétaire, l’attache à la propriété commune ; de même le journaliste qui veut s’arroger le droit de parler à la France doit être aussi un homme qui ait quelque chose à gagner à l’ordre public, et à perdre au bouleversement de la société.

Vous seriez par ce moyen débarrassé de la foule des papiers publics. Les journalistes, en petit nombre, qui pourraient fournir ce cautionnement, menacés par une loi formidable, exposés à perdre la somme consignée, apprendraient à mesurer leurs paroles. Le danger réel disparaîtrait : l’opinion des chambres, celle du ministère et celle du public seraient connues dans toute leur vérité. 

L’opinion publique doit être d’autant plus indépendante aujourd’hui que l’article 4 de la Charte est suspendu. En Angleterre, lorsque l’Habeas Corpus dort, la liberté de la presse veille : sœur de la liberté individuelle, elle défend celle-ci tandis que ses forces sont enchaînées, et l’empêche de passer du sommeil à la mort*.

[* Note de l'auteur : On se retranche dans la difficulté de faire une bonne loi sur la liberté de la presse. Cette loi est certainement difficile ; mais je crois la savoir possible. J’ai là-dessus des idées arrêtées, dont le développement serait trop long pour cet ouvrage.]

 

Chapitre XXI

Liberté de la Presse par rapport aux Ministres

Les ministres seront harcelés, vexés, inquiétés par la liberté de la presse ; chacun leur donnera son avis. Entre les louanges, les conseils et les outrages, il n’y aura pas moyen de gouverner. 

Des ministres véritablement constitutionnels ne demanderont jamais que, pour leur épargner quelques désagréments, on expose la constitution. Ils ne sacrifieront pas aux misérables intérêts de leur amour-propre la dignité de la nature humaine ; ils ne transporteront point sous la monarchie les irascibilités de l’aristocratie. « Dans l’aristocratie, dit Montesquieu, les magistrats sont de petits souverains qui ne sont pas assez grands pour mépriser les injures. Si dans la monarchie quelque trait va contre le monarque, il est si haut, que le trait n’arrive point jusqu’à lui. Un seigneur aristocratique en est percé de part en part. »

Que les ministres se persuadent bien qu’ils ne sont point des seigneurs aristocratiques. Ils sont les agents d’un roi constitutionnel dans une monarchie représentative. Les ministres habiles ne craignent point la liberté de la presse : on les attaque, et ils survivent. 

Sans doute les ministres auront contre eux des journaux ; mais ils auront aussi des journaux pour eux : ils seront attaqués et défendus, comme cela arrive à Londres. Le ministère anglais se met-il en peine des plaisanteries de l’Opposition et des injures du Morning-Chronicle ? Que n’a-t-on point dit, que n’a-t-on point écrit contre M. Pitt ! Sa puissance en souffrit-elle ? Sa gloire en fut-elle éclipsée ? 

Que les ministres soient des hommes de talent ; qu’ils sachent mettre de leur parti le public et la majorité des chambres, et les bons écrivains entreront dans leurs rangs, et les journaux les mieux faits et les plus répandus les soutiendront. Ils seront cent fois plus forts, car ils marcheront alors avec l’opinion générale. Quand ils ne voudront plus se tenir dans l’exception, et contrarier l’esprit des choses, ils n’auront rien à craindre de ce que l’humeur pourra leur dire. Enfin, tout n’est pas fait dans un gouvernement pour des ministres : il faut vouloir ce qui est de la nature des institutions sous lesquelles on vit ; et encore une fois, il n’y a pas de liberté constitutionnelle sans liberté de la presse

Une dernière considération importante pour les ministres, c’est que la liberté de la presse les dégagera d’une responsabilité fâcheuse envers les gouvernements étrangers. Ils ne seront plus importunés de toutes ces notes diplomatiques que leur attirent l’ignorance des censeurs et la légèreté des journaux ; et n’étant plus forcés d’y céder, ils ne compromettront plus la dignité de la France.

 

 

Chateaubriand, paladin de la liberté de la presse

 

Bientôt, Chateaubriand et ses amis profitent de la suppression de la censure pour se lancer, en 1818, dans l’aventure du journal Le Conservateur, organe du parti ultra destiné à lutter contre la politique des ministères Richelieu, Dessolles puis Decazes, jugée trop favorable aux intérêts révolutionnaires et contraire à l’esprit de la Charte de 1814. L’écrivain y a été fort actif. Il y eut 78 livraisons entre le 8 octobre 1818 et le 20 mars 1820, date à laquelle le journal cessa de paraître pour protester contre le rétablissement de la censure. Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand estime : « La révolution opérée par ce journal fut inouïe : en France il changea la majorité dans les Chambres ; à l’étranger il transforma l’esprit des cabinets2. »

Les années suivantes, accaparé par ses fonctions diplomatiques successives, l’écrivain ne se préoccupe plus guère de la liberté de la presse. C’est après avoir été chassé « comme un laquais » du gouvernement en juin 1824 que, devant se défendre contre les attaques haineuses des journaux ministériels, et face aux divers projets visant à limiter les critiques des journalistes contre le gouvernement, il devient le « paladin de la liberté de la presse », dont il donne une justification politique fortement argumentée dans plusieurs discours à la Chambre des pairs et articles de journaux et opuscules importants.

Dans le Journal des Débats de son ami Louis-François Bertin, dans lequel il écrit régulièrement, Chateaubriand publie plusieurs articles retentissants sur le sujet. Le premier est daté du 24 octobre 1825 :

La presse périodique est une force immense sortie de la civilisation moderne : on ne l’étoufferait ni par la violence ni par le dédain. Née des besoins de la société nouvelle, elle a pris son rang parmi ces faits que les hommes n’abandonnent plus, une fois qu’ils en sont saisis ; elle a remplacé pour nous la tribune populaire des anciens ; elle est à l’imprimerie ce que l’imprimerie a été à l’écriture. Il n’est au pouvoir de personne de la détruire, pas plus que d’anéantir les grandes découvertes qui ont changé la face du monde3.

 

Mais le combat le plus important, c’est celui que Chateaubriand va mener contre les « lois scélérates » de Villèle, et particulièrement contre l’odieux projet de loi présenté le 29 décembre 1826 par le ministre Peyronnet comme une « loi de justice et d’amour », qui restreint fortement la liberté de la presse. 

Décidé à faire entendre sa voix, l’écrivain adresse au Journal des Débats cette lettre, qui paraît dans le numéro du 4 janvier 18274, où il prend position contre la « loi vandale » :

Monsieur,

Permettez-moi de répondre, par l’entremise de votre journal, à diverses lettres que des personnes qui me sont pour la plupart inconnues m’ont fait l’honneur de m’adresser ces jours-ci. Ces personnes me demandent si je ne ferai rien paraître sur le nouveau projet de loi relatif à la liberté de la presse ; elles veulent bien se souvenir que, dans d’autres circonstances, je n’ai pas manqué d’élever la voix en faveur de la plus précieuse de nos libertés. 

[…]

Aujourd’hui, monsieur, je ne balancerais pas à attaquer la loi vandale dont le projet vient d’être présenté à la Chambre des Députés, si la session législative n’était ouverte : c’est à la tribune de la Chambre des Pairs que mon devoir m’appelle à combattre ; mais les lettres que j’ai reçues m’ont fait sentir la nécessité d’une explication préalable. […]

J’espère démontrer en temps et lieu que ce projet, converti en loi, serait aussi fatal aux lettres qu’aux libertés publiques ; qu’il tendrait à étouffer les lumières ; qu’il déclarerait la guerre au talent ; qu’il violerait toutes les lois de propriété ; qu’il altérerait même la loi de succession, puisque la fille ne pourrait hériter de son père dans la propriété d’un journal ; que, par un vice de rétroactivité, ce projet de loi, voté tel qu’il est, annulerait les clauses des traités passés, blesserait les droits des tiers, favoriserait le dol et la fraude, troublerait et bouleverserait toute une partie du Code civil et du Code du commerce ; qu’il anéantirait une branche d’industrie alimentée d’un capital de plus de 50 millions ; qu’il ruinerait à la fois les imprimeurs, les libraires, les fondeurs, les graveurs, les possesseurs de papeteries, etc. ; qu’il frapperait comme de mort une population de cinq à six cent mille âmes, et qu’il jetterait sur le pavé une multitude d’ouvriers sans ouvrage et sans pain. 

[…] 

Mais quel mal, dira-t-on, qu’un ouvrage, s’il est mauvais, soit saisi avant d’être publié ?

Et comment pouvez-vous savoir s’il est mauvais, avant qu’il soit publié ? Soumettez-vous d’avance votre jugement à celui d’un procureur du Roi, quel qu’il puisse être ? Dans les temps de passion politique, chaque parti ne soutient-il pas que tel ouvrage est dangereux, que tel ouvrage est salutaire ? Un ministère fera poursuivre tous les livres religieux, un autre tous les livres philosophiques. Le dépôt de cinq et de dix jours est évidemment la censure, et une censure qui, non satisfaite de vous imposer son joug, vous enveloppe encore dans des procès ruineux. La censure devrait au moins dispenser d’aller devant les tribunaux. 

[…]

Pour être propriétaire d’un journal, il faudra prouver à un préfet ou au directeur général de la librairie qu’on a les qualités exigées par l’article 980 du Code (art. 9). Si ces autorités administratives vous font de mauvaises chicanes sur ces qualités, comme on en fait aux électeurs sur les droits ; si elles renvoient la partie devant les tribunaux, la décision de ces autorités administratives n’en recevra pas moins provisoirement son exécution (art. 9.). Cela veut dire que le journal sera supprimé pendant trois, quatre, cinq ou six mois, selon la durée du procès. Or un journal qui cesserait de paraître pendant un mois serait un journal détruit.

Remarquez, monsieur, que ce mot détruit revient sans cesse dans le projet de loi, comme renfermant tout l’esprit du projet. Il n’y a pas de raison pour qu’avec un tel projet tous les journaux, excepté les journaux ministériels, ne soient en effet successivement détruits : c’est ce que l’on veut. 

[…]

Le projet, dit-on, est conçu dans l’intention de mettre à l’abri les autels, de défendre la religion contre les productions scandaleuses de l’impiété. 

Le projet, loin de protéger la religion, l’expose ; loin d’arrêter le débit des ouvrages qu’on veut proscrire, il fera vendre toutes ces éditions rivales qui par leur multiplication restaient ensevelies dans les magasins. […] Chose remarquable : on prétend venir au secours de la religion par le présent projet de loi, et l’on n’a pas même dans ce projet osé écrire le nom de religion ! D’où vient cette réticence ? Est-ce vraiment la religion que vous voulez défendre ? Dites-le donc tout haut ; apportez un projet qui ne blesse ni la propriété, ni les lois existantes, ni les libertés, ni les lettres, ni les talents, ni la civilisation. […]

Le projet de loi, dit-on encore, est calculé pour le châtiment des calomnies répandues sur la vie privée d’un citoyen. 

[…] 

Quant à moi, monsieur, dans la crainte de l’intérêt qu’un défenseur d’office voudrait bien prendre à ma personne, je me hâte de profiter du bénéfice du dernier paragraphe de l’art. 20 du projet de loi ; je déclare autoriser par la présente toute publication contre ou sur mes actes ; je me range du côté de mon calomniateur, et je lui livre sans restriction ma vie publique et ma vie privée.

Je n’ai guère, monsieur, touché, dans cette lettre, qu’à la partie matérielle d’un projet de loi qui ajoute des amendes nouvelles à d’anciennes amendes, sans faire grâce des emprisonnements, sans révoquer le pouvoir abusif de supprimer le brevet du libraire, sans renoncer à la censure facultative, sans abolir la procédure en tendance, sans dispenser de la permission nécessaire pour établir une feuille périodique ; permission qui réduit de fait la liberté de la presse à un simple privilège.

Mais lorsque, à la Chambre des Pairs, je parlerai du rapport moral du projet de loi, je montrerai que ce projet décèle une horreur profonde des lumières, de la raison et de la liberté ; qu’il manifeste une violente antipathie contre l’ordre de choses établi par la Charte ; je prouverai qu’il est en opposition directe avec les mœurs, les progrès de la civilisation, l’esprit du temps et la franchise du caractère national ; qu’il respire la haine contre l’intelligence humaine ; que toutes ses dispositions tendent à faire considérer la pensée comme un mal, comme une plaie, comme un fléau. On sent que les partisans de ce projet anéantiraient l’imprimerie s’ils le pouvaient, qu’ils briseraient les presses, dresseraient des gibets, et élèveraient des bûchers pour les écrivains ; ne pouvant rétablir le despotisme de l’homme, ils appellent de tous leurs vœux le despotisme de la loi.

Voilà, monsieur, ce que j’avais à exprimer aux personnes qui ont bien voulu m’écrire, et qui m’ont fait l’honneur d’attacher à mon opinion une importance que je suis loin de lui reconnaître. Je ne pouvais adresser à chacune de ces personnes une réponse particulière : je les prie de vouloir bien agréer en commun cette réponse publique.

[…]

Quelques souvenirs, quelques ambitions, quelques rêveries particulières à des esprits faux, fermentent dans un coin de la France ; n’allons pas prendre ces souvenirs, ces ambitions, ces rêveries, pour une opinion réelle, pour une opinion qu’il faut satisfaire ; n’allons pas donner à la nation la crainte d’un système opposé à ses libertés. Les hommes qui ont souffert ensemble de nos discordes, également fatigués, se résignent à achever en paix leurs vieux jours ; mais nos enfants, ces enfants qui n’auront pas comme nous besoin de repos, n’entreront point dans ce compromis de lassitude : ils marcheront, et revendiqueront, la Charte à la main, le prix du sang et des larmes de leurs pères. On ne fait point reculer les générations qui s’avancent en leur jetant à la tête des fragments de ruines et des débris de tombeaux. Les insensés qui prétendent mener le passé au combat contre l’avenir sont les victimes de leur témérité : les siècles, en s’abordant, les écrasent.

 

La « loi vandale » est finalement retirée. Chateaubriand triomphe. Sur sa lancée, craignant de nouvelles manœuvres contre la presse, il crée en juin 1827 une Société des Amis de la Presse, pour la défense des libertés publiques. Habile manœuvrier, il parvient à rallier dans sa société des gens de tous les partis, de l’extrême droite à la gauche. Cette société, dans la perspective des prochaines élections législatives, multiplie libelles et brochures, souvent écrits par Chateaubriand et distribués gratuitement, ceci pour contourner la censure rétablie par Villèle : Opinion sur le projet de loi relatif à la police de la presse (7 mai 1827), Du rétablissement de la censure par l’ordonnance du 24 juin 1827 (30 juin 1827), Marche et effets de la censure (24 juillet 1827). 

 

L’écrivain ne variera plus et restera jusqu’à la chute de Charles X et au-delà, sous Louis-Philippe, un ardent défenseur de la liberté de la presse.

Il fait dans ses Mémoires d’outre-tombe de multiples allusions à son combat. Dans le texte ci-dessous, écrit au sujet de la publication des Ordonnances, le 25 juillet 1830, il reconnaît les inconvénients de la liberté de la presse, inconvénients qui sont encore régulièrement rappelés dans nos démocraties modernes.

J’emportai le Moniteur. Aussitôt qu’il fit jour, le 28 je lus, relus et commentai les ordonnances. Le rapport au Roi servant de prolégomènes me frappait de deux manières : les observations sur les inconvénients de la presse étaient justes ; mais en même temps l’auteur de ces observations montrait une ignorance complète de l’état de la société actuelle. Sans doute les ministres, depuis 1814, à quelque opinion qu’ils aient appartenu, ont été harcelés par les journaux ; sans doute la presse tend à subjuguer la souveraineté, à forcer la royauté et les Chambres à lui obéir ; sans doute, dans les derniers jours de la Restauration, la presse, n’écoutant que sa passion, a, sans égard aux intérêts et à l’honneur de la France, attaqué l’expédition d’Alger, développé les causes, les moyens, les préparatifs, les chances d’un non-succès ; elle a divulgué les secrets de l’armement, instruit l’ennemi de l’état de nos forces, compté nos troupes et nos vaisseaux, indiqué jusqu’au point de débarquement. Le cardinal de Richelieu et Bonaparte auraient-ils mis l’Europe aux pieds de la France, si l’on eût révélé ainsi d’avance le mystère de leurs négociations, ou marqué les étapes de leurs armées ?

Tout cela est vrai et odieux ; mais le remède ? La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde ; c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale. Pouvez-vous faire qu’elle n’existe pas ? Plus vous prétendrez la comprimer, plus l’explosion sera violente. Il faut donc vous résoudre à vivre avec elle, comme vous vivez avec la machine à vapeur. Il faut apprendre à vous en servir, en la dépouillant de son danger, soit qu’elle s’affaiblisse peu à peu par un usage commun et domestique, soit que vous assimiliez graduellement vos mœurs et vos lois aux principes qui régiront désormais l’humanité. Une preuve de l’impuissance de la presse dans certains cas se tire du reproche même que vous lui faites à l’égard de l’expédition d’Alger ; vous l’avez pris, Alger, malgré la liberté de la presse, de même que j’ai fait faire la guerre d’Espagne en 1823 sous le feu le plus ardent de cette liberté.

Mais ce qui n’est tolérable dans le rapport des ministres, c’est cette prétention effrontée, savoir : que le ROI A UN POUVOIR PRÉEXISTANT AUX LOIS. Que signifient alors les constitutions ? pourquoi tromper les peuples par des simulacres de garantie, si le monarque peut à son gré changer l’ordre du gouvernement établi ? Et toutefois les signataires du rapport sont si persuadés de ce qu’ils disent, qu’à peine citent-ils l’article 14, au profit duquel j’avais depuis longtemps annoncé que l’on confisquerait la Charte ; ils le rappellent, mais seulement pour mémoire, et comme une superfétation de droit dont ils n’avaient pas besoin5. 

 

Plus loin, au sujet de « l’usurpation » de Louis-Philippe, il écrit :

Dépouillé du présent, n’ayant qu’un avenir incertain au-delà de ma tombe, il m’importe que ma mémoire ne soit pas grevée de mon silence. Je ne dois pas me taire sur une Restauration à laquelle j’ai pris tant de part, qu’on outrage tous les jours, et que l’on proscrit enfin sous mes yeux. […] Je l’ai prédit dans mon dernier discours à la tribune de la pairie : la monarchie de Juillet est dans une condition absolue de gloire ou de lois d’exception ; elle vit par la presse, et la presse la tue ; sans gloire elle sera dévorée par la liberté ; si elle attaque cette liberté, elle périra. Il ferait beau nous voir, après avoir chassé trois rois avec des barricades pour la liberté de la presse, élever de nouvelles barricades contre cette liberté ! Et pourtant, que faire ? L’action redoublée des tribunaux et des lois suffira-t-elle pour contenir les écrivains ? Un gouvernement nouveau est un enfant qui ne peut marcher qu’avec des lisières. Remettrons-nous la nation au maillot ? Ce terrible nourrisson, qui a sucé le sang dans les bras de la victoire à tant de bivouacs, ne brisera-t-il pas ses langes ? Il n’y avait qu’une vieille souche profondément enracinée dans le passé qui pût être battue impunément des vents de la liberté de la presse6.

 

Pour conclure, voici un dernier extrait des Mémoires dans le beau chapitre en forme de bilan intitulé « Récapitulation de ma vie » où, sans illusions, Chateaubriand estime que, de tous ses combats, le seul qu’il ait réussi pleinement est celui de la liberté de la presse :

Dans chacune de mes trois carrières je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse7.

 

 

Notes

 ↑ 1. Article du 23 août 1835 dans La Quotidienne.

 ↑ 2Mémoires d’outre-tombe, livre XXV, chapitre 9, Pochothèque, t. II, p. 29.

 ↑ 3. Texte repris dans le tome XXVI (Polémique) des Œuvres complètes de Chateaubriand (Paris, Ladvocat, 1827), pp. 474-493.

 ↑ 4. Texte repris dans le tome XXVII (De la liberté de la presse) des Œuvres complètes de Chateaubriand (Paris, Ladvocat, 1828), pp. 53-68.

 ↑ 5Mémoires d’outre-tombe, livre XXXI, chapitre 8, Pochothèque, t. II, pp. 367-368.

 ↑ 6. Texte extrait de la brochure De la Restauration et de la Monarchie élective (1831), repris dans Mémoires d’outre-tombe, livre XXXIV, chapitre 3, Pochothèque, t. II, p. 494.

 ↑ 7Mémoires d’outre-tombe, livre XLII, chapitre 17, Pochothèque, t. II, p. 1026.

 

Iconographie

 ↑ Ill. 1. Le Canon d’allarme pour rire, eau-forte colorée non signée, déposée le 23 octobre 1816 par Plancher. Coll. Société Chateaubriand, en dépôt au Domaine départemental de la Vallée-aux-Loups – parc et maison de Chateaubriand, inv. GE.O.108. Caricature représentant Chateaubriand dans sa bibliothèque, tirant au canon armé de son pamphlet De la Monarchie selon la Charte (1816). « Chateaubriand, dans une bibliothèque, une robe de chambre par-dessus son costume de pair, un énorme ruban rouge à la boutonnière, un bonnet de coton orné de plumes d’oies sur la tête, met le feu à un canon avec un feuillet de La Monarchie selon la Charte. C’est une illustration de cette phrase qu’on lit dans la préface de la brochure : “ Mon devoir... est de signaler l’écueil, de tirer le canon de détresse... ” » (Chateaubriand (1768-1848). Exposition du centenaire, Paris, Bibliothèque nationale, 1948, p. 107)

 

Chateaubriand traducteur

Auteur : Olivier Grinhard

Date de publication : Juin 2024

 

 

Bien que Chateaubriand soit connu pour avoir publié en 1836 une traduction du Paradis Perdu de Milton, ce goût de traduire des textes de la littérature étrangère, remonte au temps de sa jeunesse.

 

 

Pendant son adolescence à Combourg, en compagnie de sa sœur Lucile, dès 1783, il traduit « les plus tristes passages de Job et de Lucrèce. » [1]

En 1787, son emploi du temps de sous-lieutenant lui permet de consacrer deux heures de traduction de L’Odyssée d’Homère et de la Cyropédie de Xénophon .[2]

 

Durant son exile anglais, l’écrivain traduit trois contes gaélique transposés en anglais du gaélique par John Smith,  Durgo, Duthona,Gaul [3]ainsi que  des extraits de son Essai sur les révolutions . Il est certain que Chateaubriand a aussi travaillé sur le Paradis perdu de Milton dont il cite de nombreux extraits dans le Génie du christianisme et qui a inspiré les pages des Martyrs, consacrée aux combats que se livrent les puissances célestes et les légions infernales.

 

En 1836, Chateaubriand, à court d’argent, reprend de fond en comble le travail réalisé sur Le Paradis perdu.

 

Si au premier abord tout semble opposer les deux hommes ; Milton le révolutionnaire puritain et Chateaubriand le conservateur catholique, les deux écrivains ont pourtant plus de choses en commun qu’il n’y parait ; ils ont connu chacun une révolution avec les bouleversements sociétaux que celle-ci engendre, et nous retrouvons chez chacun d’eux le goût de la liberté, l’amour de la belle langue, le culte des auteurs anciens tels qu’Homère et Virgile et une foi profonde.

 

La traduction du Paradis perdu est précédée de l’Essai sur la littérature anglaise, dans lequel Chateaubriand place son auteur au même rang que Shakespeare.

 

Dans les remarques qui précèdent l’ouvrage, l’écrivain rappelle toues les difficultés rencontrées cours de la traduction.

 

Au contraire des traductions antérieures qui souvent sont des réécritures, l’écrivain insiste sur le fait qu’il a donné une traduction littérale et non littéraire et qu’il a suivi le texte dans ses moindres détails pour ne pas en trahir l’esprit. Cette fidélité au service du texte original le conduit à essayer de restituer la sonorité des vers de Milton même si cela s’est fait parfois au détriment de la syntaxe française. Chateaubriand rappelle aussi que Milton, nourrit de grec et de latin, pratique la versification sans rimes à la manière d’Homère ou de Virgile.

 

Ce travail, salué par ses contemporains tel que Pouchkine est toujours considéré comme le plus fidèle au texte d’origine.

 

La démarche de Chateaubriand pose au traducteur un problème toujours d’actualité ; celui de l’équilibre entre la traduction littérale et la traduction littéraire. Si la première s’attache à respecter le texte mots à mots, la seconde pour être au plus près de l’esprit de l’œuvre originale introduit une part de subjectivité.

 

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Darodes d’après Flatters

1863

Gravure en taille douce

Satan plongeant dans le Styx.

GE.961.509

 

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[1]Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome 1, éditions la Pochothèque,2008, 1er partie, livre III, chap 6, p 205.

[2] Elisabeth Bougeard-Véto, Chateaubriand traducteur, éditions Honoré Champion,2005,page 32.

[3] Elisabeth Bougeard-Véto, Chateaubriand traducteur, éditions Honoré Champion,2005,page 39

Chateaubriand : une jeunesse bretonne

Auteur : Alain Canat

Date de publication : septembre 2017

 

 

Saint-Malo

 

Chateaubriand a vu le jour en Armorique, pays des Celtes et des fées, près de la forêt de Brocéliande, non loin de l’endroit où son personnage des Martyrs, Eudore, rencontrera la druidesse Velléda. Il s’est voulu Breton à l’extrême, dans sa plus profonde sensibilité. 

Saint-Malo, cerné par la mer, et les landes et forêts sombres qui entourent le château de Combourg, habité par le silence, les chouettes et les fantômes, forment le cadre de son enfance. Dans cette Bretagne restée très traditionnelle, le futur écrivain vit une enfance étrange, pleine de contrastes et d’impressions fortes

C’est à Saint-Malo, le 4 septembre 1768, que naît François-René de Chateaubriand : 

« La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. (…) J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur1. »

 

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Ill. 1. Vue de Saint-Malo

 

Cette proximité de la mer à sa naissance a profondément marqué Chateaubriand : il évoquera souvent « ces flots, ces vents, cette solitude qui furent [s]es premiers maîtres ». 

Son père, René-Auguste de Chateaubriand, issu d’une famille de noblesse remontant au temps de Saint Louis mais ruinée, se fait marin pour survivre et, après avoir été corsaire, devient armateur et pratique, entre autres commerces, celui des esclaves. Fortune faite, il acquiert, en 1771, le domaine de Combourg et son château, à mi-chemin entre Rennes et Saint-Malo, redorant ainsi le blason des Chateaubriand : 

Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux États de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant était la crainte.

Sa mère, Apolline de Bédée, est de caractère opposé : 

« Ma mère, douée de beaucoup d’esprit et d’une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV ; (…) l’élégance de ses manières, l’allure vive de son humeur contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu’il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu’il était immobile et froid, elle n’avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu’elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu’elle était. » 

Dernier d’une fratrie de six enfants, François-René est élevé en nourrice à Plancoët, entre Dinan et Saint-Malo, chez sa grand-mère maternelle, jusqu’à l’âge de 3 ans. Revenu à Saint-Malo, son éducation est négligée. Abandonné aux domestiques, l’enfant turbulent se bat avec les polissons sur la grève et éprouve déjà son courage en traversant la jetée quand les paquets de mer la submergent, pour mieux sentir après le plaisir d’être en vie. Rêveur, il passe des heures à contempler la mer en écoutant « le refrain des vagues ».

 

 

Combourg

 

En 1777, toute la famille s’installe au château de Combourg qui, au sud de Dol, dresse son imposante silhouette féodale près d’un étang, dans un paysage de bois, de landes et de cultures pauvres. L’écrivain décrit ainsi son arrivée au château : 

« Enfin nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s’élevait, non loin d’un étang, la flèche de l’église d’une bourgade. (…) les tours d’un château féodal montaient dans les arbres d’une futaie éclairée par le soleil couchant. (…) après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s’entrelaçaient au-dessus de nos têtes : je me souviens encore du moment où j’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j’éprouvai. (…) Au fond de la cour, dont le terrain s’élevait insensiblement, le château se montrait entre (…) deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique. »

 

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Ill. 2. Le château de Combourg

 

Pour l’endurcir, son père l’oblige à coucher seul au sommet d’une tour : 

« La fenêtre de mon donjon s’ouvrait sur la cour intérieure ; le jour, j’avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets qui, durant l’été, s’enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n’apercevais qu’un petit morceau du ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu’elle s’abaissait à l’occident, j’en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d’une tour à l’autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l’ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l’endroit le plus désert, à l’ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois, le vent semblait courir à pas légers ; quelquefois il laissait échapper des plaintes ; tout à coup, ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. À quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l’entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit. »

 

 

Des études décousues

 

Le jeune chevalier, destiné à la marine, fait, de 1777 à 1781, des études assez décousues au collège de Dol, s’y livrant à de nocturnes lectures clandestines qui le troublent fortement et lui donnent à la fois le goût et la terreur du péché. Il passe ses vacances annuelles à Combourg avec sa sœur Lucile, nature tendre et maladive. En 1782, il entre au collège de Rennes pour préparer l’examen probatoire de garde-marine. Il se rend à Brest l’année suivante pour passer l’examen. Mais là, il se rend compte qu’il n’a aucun goût pour la carrière d’officier de marine : 

« J’aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d’indépendance ne m’eût éloigné de tous les genres de service : j’ai en moi une impossibilité d’obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. »

Il revient, sans prévenir, à Combourg où il annonce son intention de devenir prêtre :

La vérité est que je ne cherchais qu’à gagner du temps car j’ignorais ce que je voulais.

Son père l’envoie au collège ecclésiastique de Dinan. Il s’y découvre aussi peu doué pour la prêtrise que pour la marine.

 

 

Romantique, déjà...

 

En 1784, à 16 ans, il revient à Combourg. Il y passe deux années entières. Ce sont deux années d’oisiveté et « de délire ». Dans ce site grandiose et austère, il renoue avec la solitude, l’exaltation et le goût de l’errance. Il mène une existence étrange et connaît les premières manifestations du mal de vivre annonçant René : langueur sans vraie cause, exaltation sans but, troubles d’une sensibilité ardente en proie au « vague des passions », plongées dans les abymes d’une âme en détresse, terreurs, rêveries solitaires, courses sur la lande en compagnie de Lucile. Sa vocation poétique s’éveille alors ‒ son âme d’artiste restera marquée par les impressions de Combourg : 

C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité.

 

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Ill. 3. Une soirée d'hiver au château de Combourg

 

Un jour, l’adolescent qui se trouve pressé par hasard contre une jeune fille, découvre le désir et l’amour : 

(…) tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude firent qu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d’objet réel, j’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus.

Il se crée ainsi dans la solitude une amante imaginaire, sa « Sylphide », fantasme à la foi poétique et intensément érotique, fondateur de son esthétique et de sa psychologie.

(…) les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d’exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus ; j’étudiais encore, je jetai là les livres ; mon goût pour la solitude redoubla. J’avais tous les symptômes d’une passion violente ; mes yeux se creusaient ; je maigrissais ; je ne dormais plus ; j’étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s’écoulaient d’une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleins de délices.

Ce « délire » finit par le conduire à une tentative de suicide, suivie d’une maladie de six semaines. Sa convalescence le ramène à Saint-Malo où il erre sans but.

En août 1786, le vieux comte René de Chateaubriand, à deux mois de sa mort, las de voir son fils paresser, lui fournit un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre, à Cambrai. François-René devient donc, à 18 ans, officier d’infanterie sans avoir aucun goût pour les armes. Grâce à des congés prolongés, il séjourne chez ses sœurs déjà mariées, à Fougères et à Paris. Ce n’est qu’en septembre 1787 qu’il rejoint son régiment à Dieppe. Ainsi commence sa vie adulte. Chateaubriand ne fera plus que de brefs séjours en Bretagne. 

Bien des années plus tard, devenu célèbre, il obtiendra de la ville de Saint-Malo « une concession de quelques pieds de terre » pour son tombeau, sur l’îlot rocheux du Grand-Bé. Après sa mort, le 4 juillet 1848, à Paris, il reviendra en terre bretonne pour « reposer au bord de la mer qu’il a tant aimée ».

 

 

Chateaubriand éducateur ?

 

Après une enfance et une adolescence si contrastées et ballotées, quelles étaient les idées de Chateaubriand sur l’éducation ? À de nombreuses reprises, bien qu’il n’ait pas eu lui-même de descendance, il montre un grand intérêt pour le développement harmonieux de l’enfant. Il est bien en cela de son temps et un digne disciple de Jean-Jacques Rousseau. Toutefois, il est très critique vis-à-vis de celui-ci et, en 1802, dans un long texte critique intitulé Sur La Législation primitive de M. de Bonald 2 écrit à la suite du succès du Génie du christianisme, il s’en prend à son traité d’éducation, l’Émile, auquel il reproche ses mauvais principes et notamment d’avoir soustrait son jeune héros à tout enseignement religieux, alors que pour lui, « l’éducation, dans son principe, doit être essentiellement religieuse ».

Mais plus tard, dans ses Mémoires, il revient, au sujet de son enfance malouine, à des idées plus nuancées :

« La vérité est qu’aucun système d’éducation n’est en soi préférable à un autre système : les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd’hui qu’ils les tutoyent et ne les craignent plus ? Gesril3 était gâté dans la maison où j’étais gourmandé : nous avons été tous deux d’honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise, met en valeur les talents de votre enfant ; telle chose qui vous semble bonne, étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu’il fait ; c’est la Providence qui nous dirige, lorsqu’elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde. »

 

 

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Ill. 4. Illustration du Voyage en Amérique de Chateaubriand

 

Le texte qui suit, extrait de son Voyage en Amérique, publié en 1828, témoigne au final de son ouverture d’esprit et de son absence de préjugés en matière d’éducation :

« Il faut que je vous raconte ce qui s’est passé hier matin chez mes hôtes. (…) Les Indiennes s’occupaient de divers ouvrages, réunies ensemble au pied d’un gros hêtre pourpre. Leurs plus petits enfants étaient suspendus dans des réseaux aux branches de l’arbre : la brise des bois berçait ces couches aériennes d’un mouvement presque insensible. Les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient, et s’ils n’avaient point été réveillés par une multitude d’oiseaux qui chantaient et voltigeaient à l’entour. Cette scène était charmante.

Nous étions assis à part, l’interprète et moi, avec les guerriers, au nombre de sept ; nous avions tous une grande pipe à la bouche : deux ou trois de ces Indiens parlaient anglais.

À quelque distance, de jeunes garçons s’ébattaient ; mais au milieu de leurs jeux, en sautant, en courant, en lançant des balles, ils ne prononçaient pas un mot. On n’entendait point l’étourdissante criaillerie des enfants européens ; ces jeunes Sauvages bondissaient comme des chevreuils, et ils étaient muets comme eux. Un grand garçon de sept ou huit ans, se détachant quelquefois de la troupe, venait téter sa mère et retournait jouer avec ses camarades.

L’enfant n’est jamais sevré de force ; après s’être nourri d’autres aliments, il épuise le sein de sa mère, comme la coupe que l’on vide à la fin d’un banquet. Quand la nation entière meurt de faim, l’enfant trouve encore au sein maternel une source de vie. Cette coutume est peut-être une des causes qui empêchent les tribus américaines de s’accroître autant que les familles européennes.

Les pères ont parlé aux enfants et les enfants ont répondu aux pères : je me suis fait rendre compte du colloque par mon Hollandais. Voici ce qui s’est passé :

Un Sauvage d’une trentaine d’années a appelé son fils et l’a invité à sauter moins fort ; l’enfant a répondu : C’est raisonnable. Et sans faire ce que le père lui disait, il est retourné au jeu.

Le grand-père de l’enfant l’a appelé à son tour, et lui a dit : Fais cela ; et le petit garçon s’est soumis. Ainsi l’enfant a désobéi à son père qui le priait, et a obéi à son aïeul qui lui commandait. Le père n’est presque rien pour l’enfant.

On n’inflige jamais une punition à celui-ci ; il ne reconnaît que l’autorité de l’âge et celle de sa mère. Un crime réputé affreux et sans exemple parmi les Indiens, est celui d’un fils rebelle à sa mère. Lorsqu’elle est devenue vieille, il la nourrit.

À l’égard du père, tant qu’il est jeune, l’enfant le compte pour rien ; mais lorsqu’il avance dans la vie, son fils l’honore, non comme père, mais comme vieillard, c’est-à-dire comme un homme de bons conseils et d’expérience.

Cette manière d’élever les enfants dans toute leur indépendance devrait les rendre sujets à l’humeur et aux caprices ; cependant les enfants des Sauvages n’ont ni caprices, ni humeur, parce qu’ils ne désirent que ce qu’ils savent pouvoir obtenir. S’il arrive à un enfant de pleurer pour quelque chose que sa mère n’a pas, on lui dit d’aller prendre cette chose où il l’a vue ; or, comme il n’est pas le plus fort et qu’il sent sa faiblesse, il oublie l’objet de sa convoitise. Si l’enfant sauvage n’obéit à personne, personne ne lui obéit : tout le secret de sa gaîté, ou de sa raison, est là.

Les enfants indiens ne se querellent point, ne se battent point : ils ne sont ni bruyants, ni tracassiers, ni hargneux ; ils ont dans l’air je ne sais quoi de sérieux comme le bonheur, de noble comme l’indépendance.

Nous ne pourrions pas élever ainsi notre jeunesse ; il nous faudrait commencer par nous défaire de nos vices ; or, nous trouvons plus aisé de les ensevelir dans le coeur de nos enfants, prenant soin seulement d’empêcher ces vices de paraître au-dehors.

(…)

Les filles jouissent de la même liberté que les garçons : elles font à peu près ce qu’elles veulent, mais elles restent davantage avec leurs mères, qui leur enseignent les travaux du ménage. Lorsqu’une jeune Indienne a mal agi, sa mère se contente de lui jeter des gouttes d’eau au visage et de lui dire : Tu me déshonores. Ce reproche manque rarement son effet.

Nous sommes restés jusqu’à midi à la porte de la cabane : le soleil était devenu brûlant. Un de nos hôtes s’est avancé vers les petits garçons et leur a dit : Enfants, le soleil vous mangera la tête, allez dormir. Ils se sont tous écriés : C’est juste. Et pour toute marque d’obéissance, ils ont continué de jouer, après être convenus que le soleil leur mangerait la tête. 

Mais les femmes se sont levées, l’une montrant de la sagamité4 dans un vase de bois, l’autre un fruit favori, une troisième déroulant une natte pour se coucher : elles ont appelé la troupe obstinée, en joignant à chaque nom un mot de tendresse. À l’instant, les enfants ont volé vers leurs mères comme une couvée d’oiseaux. Les femmes les ont saisis en riant, et chacune d’elles a emporté avec assez de peine son fils, qui mangeait dans les bras maternels ce qu’on venait de lui donner. »

  

 

Notes

 ↑ 1. Sauf mention contraire, toutes les citations sont extraites des Mémoires d’outre-tombe, livres I à III.

 ↑ 2. Publié dans un recueil de Mélanges littéraires des Œuvres complètes de Chateaubriand (1828).

 ↑ 3. Ami d’enfance de Chateaubriand.

 ↑ 4. Plat d’Amérique du Nord.

 

Iconographie

 ↑ Ill. 1. Ferdinand Perrot (1808-1841), Vue de la baie de Saint-Malo par temps d’orage, huile sur bois, 1835. Coll. Domaine départemental de la Vallée-aux-Loups – parc et maison de Chateaubriand, inv. P.986.1.

 ↑ Ill. 2. Hubert Clerget (1818-1899), Château de Combourg, gouache sur papier beige, vers 1860. Coll. Domaine départemental de la Vallée-aux-Loups – parc et maison de Chateaubriand, inv. P.987.1.

 ↑ Ill. 3. Mauduison fils, d’après Philippoteaux, Une soirée d’hiver au Château de Combourg, illustration pour les Mémoires d’outre-tombe. Coll. Archives départementales des Hauts-de-Seine, en dépôt à la maison de Chateaubriand, inv. L.Desg.155.

 ↑ Ill. 4. Ferdinand Delannoy, d’après Gustave Staal, illustration pour le Voyage en Amérique de Chateaubriand. Coll. Société Chateaubriand, en dépôt à la maison de Chateaubriand, inv. GE.961.434.

 

Un patrimoine culturel et botanique unique

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