L'élection de Chateaubriand à l'Institut en 1811

Date de mise en ligne : février 2021

 

Chateaubriand fut élu le 20 février 1811 à l'Institut, au fauteuil de Marie-Joseph Chénier, mort le 10 janvier 1811.

Il ne fut pourtant jamais officiellement reçu dans la prestigieuse Académie, son discours de réception ayant déplu à l'Empereur, qui en aurait "çà et là raturé" le manuscrit, "marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon", écrit Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ajoutant :

l'ongle du lion était enfoncé partout, et j'avais une espèce de plaisir d'irritation à croire le sentir dans mon flanc.

Si le manuscrit original de ce discours, d'après ce qu'affirme Chateaubriand lui-même, fut brûlé avec d'autres papiers au moment où il quitta l'Infirmerie Marie-Thérèse (1838), de nombreuses copies circulèrent. Chateaubriand se servit d'une de ces copies pour reproduire le texte dans ses Mémoires.

L'analyse des variantes du discours (copies manuscrites et versions imprimées) a fait l'objet d'une étude publiée dans le Bulletin de la Société Chateaubriand de 1993.

La Maison de Chateaubriand possède dans ses collections une copie de ce discours, ainsi qu'une lettre du préfet du Doubs demandant à ce qu'une des copies soit retirée de la circulation.

 

MDC92 GE O 98 SD

Portrait de Chateaubriand, lithographie non signée - coll. Société Chateaubriand, en dépôt à la Maison de Chateaubriand © CD92/MDC

 

 

Lettre signée du baron Jean-Antoine-Joseph de Bry (1760-1834) à M. de Raimond père (1752-1838), datée de Besançon, le 20 juillet 1812.

Une page in-4 (feuille pliée). Adresse, cachet.

Le destinataire a fait un brouillon de réponse sur la même lettre (une page).

Inv. MS.991.21

MDC92 MS 991 21

 

Département
du Doubs.

Cabinet
du Préfet.

 

Besançon le vingt juillet 1812

 

Monsieur,

J’ai su, puisque vous me l’avez dit vous-même, que vous étiez possesseur d’un exemplaire manuscrit du discours que devait prononcer à l’Institut M. de Chateaubriand. J’ai appris depuis que plusieurs personnes le tenant de vous en ont fait lecture. Vous n’ignorez pas que S. M. l’Empereur n’a pas permis que ce discours fût lu à l’Institut ; ayant pu d’ailleurs juger par vous-même que cet ouvrage contient des choses qui justifient pleinement la prohibition dont il a été frappé, je ne dois pas vous dissimuler qu’il m’a été pénible d’apprendre que vous l’ayez ainsi fait circuler. Je vous invite à le retirer ; je sais d’ailleurs que S. E. le ministre de la Police en a interdit formellement l’impression, et vous sentez que ce serait éluder le sens de cet ordre que donner au discours en question une publicité quelconque.

J’ai l’honneur, Monsieur, de vous saluer avec une parfaite considération.

Le Baron de Bry

 

[Brouillon de réponse du destinataire :]

20 juillet

M. le Baron,

J’ignorais que le discours de M. de Chateaubriand avait été interdit par l’ordre de S. M. l’Empereur. J’ai cru seulement qu’il avait été rejeté par l’Institut, à raison des personnalités que l’auteur s’y est permis sur son prédécesseur. Il y a huit ou dix jours que je me proposais d’avoir l’honneur de vous le porter moi-même, après l’avoir fait copier. Le copiste pressé par d’autres travaux plus essentiels, n’ayant pu se livrer à celui-ci, je [biffé : le] retirai jeudi dernier le manuscrit fort mal en ordre que je lui avais confié et que je n’aurais pas osé vous présenter tel qu’il était. M. de Vienne, que je vis le même jour, me le demanda et me l’a rendu ((avant-hier)).

D’après les notions, <Monsieur le Baron>, que vous me faites l’honneur de m’adresser et qui ne m’avaient ((réellement)) frappé à la première lecture, si vous le désirez, j’aurai celui de vous adresser le manuscrit qu’au surplus [deux mots biffés] je ne me rappelle pas avoir confié à d’autres personnes qu’à MM. de Vienne et Guillaume, vous assurant que je n’en ai tiré aucune copie.

Agréez, Monsieur le Baron, l’assurance de mon respect.

[Paraphe]

 

[Adresse au dos :]

A Monsieur
Monsieur de Raimond père,
ancien inspecteur des Postes
à Besançon

 

[D’une autre main :]

Préfet
Dép[artemen]t du Doubs

 

Cachet de cire rouge

 

 

Copie manuscrite du discours non prononcé de Chateaubriand à l’Institut [copiste non identifié].

Douze pages recto et verso (numérotées) et couverture.

Inv. MS.993.36


MDC92 MS 993 36 p01

 

Discours de réception de Chateaubriand à l’Académie française

1812 //

 

M.M.

Lorsque Milton publia le Paradis Perdu, aucune voix ne s’éleva dans les trois Royaumes de la Grande-Bretagne, pour louer son ouvrage, qui, malgré ses monstrueux défauts, n’en est pas moins un des plus beaux monuments de l’esprit humain : l’Homère anglais mourut oublié, et ses contemporains laissèrent à l’avenir le soin d’immortaliser le chantre d’Eden. Est-ce là une des grandes injustices littéraires dont presque tous les siècles offrent des exemples ? Non, Messieurs ; à peine échappés aux guerres civiles, les Anglais ne purent se résoudre à célébrer la mémoire d’un homme qui se fit remarquer par l’ardeur de ses opinions dans un temps de calamité. « Que réserverons-nous, dirent-ils, à la tombe du citoyen qui se dévoua au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres du citoyen qui peut tout au plus nous demander une généreuse indulgence. La postérité rendra justice aux ouvrages de Milton ; mais nous, nous devons une leçon à nos fils ; nous devons leur apprendre par notre silence, que les talents sont un présent funeste quand ils s’allient aux passions, et qu’il vaut mieux se condamner à l’obscurité, que de se rendre célèbre par les malheurs de la patrie. »

Imiterais-je, M.M. ce mémorable exemple, ou vous parlerais-je de la personne et des ouvrages de M. Chénier ? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu, entre un silence absolu, et un examen approfondi : mais quelles que soient mes paroles, aucun fiel n’empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez // en moi, M.M. la franchise de Duclos mon compatriote, j’espère vous prouver aussi que j’ai la même loyauté.

Il eut été curieux sans doute de voir ce qu’un homme dans ma position, avec mes opinions et mes principes, pourrait dire de l’homme dont j’occupe aujourd’hui la place ; il serait intéressant d’examiner l’influence des révolutions sur les lettres, de montrer comment les systèmes peuvent égarer le talent, le jeter dans des routes trompeuses, qui semblent conduire à la renommée, et qui n’aboutissent qu’à l’oubli. Si Milton, malgré ses égarements politiques, a laissé des ouvrages que la postérité admire, c’est que Milton, sans être revenu de ses erreurs, se retira d’une société qui se retirait de lui, pour chercher dans la religion l’adoucissement de ses maux et la source de sa gloire : privé de la lumière du ciel, il se créa une nouvelle terre, un nouveau soleil, et sortit, pour ainsi dire, d’un monde où il n’avait vu que des malheurs et des crimes.

Il plaça dans les berceaux d’Eden cette innocence primitive, cette félicité sainte qui régnèrent sous les tentes de Jacob et de Rachel, et il mit aux fers les tourments, les passions, et les remords de ces hommes dont il avait partagé les fureurs. Malheureusement les ouvrages de M. Chénier, bien qu’on y découvre le germe d’un talent remarquable, ne brillent ni par cette antique simplicité, ni par cette majesté sublime. L’auteur se distinguait par un génie éminemment classique ; nul ne connaissait mieux les principes de la littérature ancienne et moderne, théâtre, éloquence, histoire, critique, satire, il a tout embrassé : mais ses écrits portent l’empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître. Trop souvent // dictés par l’esprit de parti, ils ont été applaudis par les factions. Séparerai-je donc dans l’histoire de mon prédécesseur ce qui est déjà passé, comme nos discordes, et ce qui restera peut-être, comme notre gloire ? Ici se trouvent mêlés et confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature : je ne puis assez oublier les uns, pour m’occuper uniquement des autres. Alors M.M. je suis obligé de me taire, ou d’agiter des questions politiques.

Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l’isoler, pour ainsi dire, au milieu des affaires humaines ; ces personnes me diront : « Pourquoi garder le silence ? ne considérez les ouvrages de M. Chénier que sous les rapports littéraires… » c’est-à-dire, M.M. qu’il faut ici que j’abuse de votre patience et de la mienne, pour vous répéter des lieux communs qu’on trouve partout, et que vous connaissez mieux que moi.

Autres temps, autres mœurs : héritiers d’une longue suite d’années paisibles, nos heureux devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques, qui prouvaient encore moins leur talent, que leur bonheur ; mais nous, restes infortunés d’un grand naufrage, nous n’avons plus ce qu’il faut pour goûter un calme aussi parfait, nos idées, et nos esprits ont pris un cours différent. L’homme a remplacé en nous l’académicien, et dépouillant les lettres de ce qu’elles peuvent avoir de futile, nous ne les voyons plus qu’à travers nos puissants souvenirs, et l’expérience de notre adversité. Quoi ; après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l’écrivain toute considération élevée, on lui défendra d’examiner // le côté sérieux des objets ; il passera une vie frivole à s’occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires ? Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau, il ne montrera point sur la fin de ses jours un front sillonné par ces longs travaux, par ces graves pensées, et souvent par ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l’homme ? Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux ?... les misérables peines de l’amour-propre, et les jeux puérils de l’esprit ?... Certes, M.M. ce serait nous traiter avec un mépris bien étrange ! pour moi, je ne puis ici me rapetisser, ni me réduire à l’état d’enfance, dans l’âge de la force et de la raison ; je ne puis me renfermer dans le cercle étroit que l’on voudrait tracer autour de l’écrivain. Par exemple, M.M. si je voulais faire l’éloge de l’homme de lettres, de l’homme de cour qui préside à cette assemblée, croyez-vous que je me contenterais de louer en lui cet esprit français, léger, ingénieux, qu’il a reçu de sa mère, et dont il offre parmi nous le dernier modèle ? non sans doute ; je voudrais encore faire briller dans tout son éclat le beau nom qu’il porte ; je citerais le duc de Boufflers qui fit lever aux Autrichiens le siège de Gênes, je parlerais du maréchal père de ce guerrier, qui disputa aux ennemis de la France les remparts de Lille, et consola par cette défense mémorable la vieillesse malheureuse d’un grand Roi (c’était de ce compagnon de Turenne que Mme de Maintenon disait : en lui le cœur est mort le dernier) ; enfin je passerais jusqu’à Louis de Boufflers, dit le Robuste, qui montrait dans le combat la vigueur et le courage d’Hercule ; ainsi je trouverais aux deux extrémités de cette famille militaire la force et la grâce, le chevalier, et le troubadour. On veut que les Français soient fils // d’Hector, je croirais plutôt qu’ils descendent d’Achille, car ils manient comme ce héros, la lyre et l’épée.

Si je voulais, M.M. vous entretenir du poète célèbre qui chanta la nature d’une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais à vous faire remarquer l’admirable flexibilité d’un talent qui sut rendre avec un succès égal les beautés régulières de Virgile, et les beautés incorrectes de Milton ? non sans doute ; je vous montrerais aussi ce poète ne voulant point se séparer de ses compatriotes, les suivant avec la lyre aux rives étrangères, chantant leurs douleurs pour les consoler, illustre banni au milieu de cette foule d’exilés inconnus dont j’augmentais le nombre. Il est vrai que son âge et ses infirmités, ses talents, sa gloire ne l’avaient pas mis dans sa patrie à l’abri de ces persécutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalité du crime, et la consolante immortalité de la vertu.

Rassurez-vous : vous êtes immortels : (ici l’éloge de 13 autres immortels académiciens)

[En marge : M. de Fontanes] Si je voulais enfin, M.M. vous parler d’un ami cher à mon cœur, un de ces amis qui, suivant Cicéron, rendent la prospérité plus éclatante et l’adversité plus légère, je vanterais sans doute la finesse et la pureté de son goût, l’élégance exquise de sa prose, la beauté, la force, l’harmonie de ses vers qui, formés sur les grands modèles, se distinguent néanmoins par un tour original. Je vanterais ce talent supérieur qui ne connut jamais l’envie, ce talent heureux de tous les succès qui ne sont pas les siens, ce talent qui depuis des années ressent ce qui peut m’arriver d’honorable avec cette joie naïve et profonde, connue seulement des plus généreux caractères, de la plus vive amitié : mais je n’omettrais // pas dans mes éloges, la partie publique de mon ami ; je le peindrais à la tête d’un des premiers corps de l’État, prononçant ces discours qui sont des chefs-d’œuvre de mesure, de bienséance et de noblesse ; je le représenterais sacrifiant le doux commerce des muses à des occupations qui seraient sans charmes, si l’on ne s’y livrait dans l’espoir de former des enfants capables de suivre un jour les traces glorieuses de leurs pères, et d’éviter nos erreurs.

En parlant des hommes de talent qui composent cette académie, je ne pourrais m’empêcher de les considérer sous le rapport de la morale et de la société.

[En marge : M. Suard] L’un se distingue parmi vous par un esprit fin, délicat et sage, par une urbanité trop rare aujourd’hui, et par la constance la plus honorable dans des opinions modérées.

[En marge : L’abbé Morellet] L’autre sous la glace de l’âge a retrouvé toute la chaleur de la jeunesse pour plaider la cause des infortunés.

[En marge : M. de Ségur] Celui-ci historien élégant et agréable poète nous devient plus respectable et plus cher par le souvenir d’un frère et d’un fils mutilés au service de la patrie.

[En marge : M. Sicard] Celui-là en rendant l’ouïe aux sourds et la parole aux muets nous rappelle les merveilles de ce culte évangélique auquel il est consacré.

[En marge : M. d’Aguesseau] N’est-il point parmi vous, M.M. des témoins de vos anciens triomphes qui puissent raconter au digne héritier du chancelier d’Aguesseau, le nom de son aïeul jadis applaudi dans cette assemblée.

[En marge : M. Ducis] Passant aux nourrissons favoris des neuf sœurs, j’aperçois ce vénérable auteur d’Œdipe retiré dans sa solitude, Sophocle oublie à Colonne ce qui l’appelle à Athènes. Combien devons-nous aimer, M.M. ces autres fils de Melpomène qui nous ont intéressés aux malheurs de nos pères ! tous les cœurs français ont de nouveau tremblé aux pressentiments // [En marge : Legouvé] de la mort de Henri IV, et la muse tragique a rétabli l’honneur de ces [En marge : Raynouard] chevaliers lâchement trahis par nos modernes Thucydide.

Descendant aux successeurs d’Anacréon, je m’arrêterais à ce vieillard [En marge : Laujon] aimable, qui semblable au vieillard de Theos, redit encore après quinze [En marge : Parny] lustres, ces chants amoureux que l’on fait entendre à quinze ans.

J’irais, M.M. chercher votre renommée jusqu’aux mers orageuses que gardait autrefois le géant Adamastor, et qui se sont apaisées aux noms charmants [En marge : Saint-Pierre] d’Éléonore et de Virginie : tibi rident aquora ponti. Hélas, trop de talents parmi vous ont été errants et voyageurs. La muse française [En marge : Esmenard] a chanté en vers harmonieux l’art de Neptune, cet art fatal qui le transporta à des bords lointains.

[En marge : M. Maury] L’éloquence française après avoir défendu l’État et l’autel, se retira, comme à sa source, dans la patrie de saint Ambroise et de Cicéron. Que ne puis-je faire entrer tous les membres de cette assemblée dans un tableau dont la flatterie n’a point embelli les couleurs ! Car s’il est vrai que l’envie obscurcisse quelquefois les qualités estimables des gens de lettres, il est encore plus vrai que cette classe d’hommes se distingue par des sentiments élevés, par des vertus désintéressées, par la haine de l’oppression, le dévouement à l’amitié et la constance au malheur.

C’est ainsi, M.M. que je me plais à considérer un sujet sous toutes ses faces, et que j’aime surtout à rendre les lettres sérieuses, en les appliquant aux plus hauts sujets de la morale, de la philosophie et de l’histoire.

Avec cette indépendance d’esprit, il faut donc que je m’abstienne de toucher à des ouvrages qu’il est impossible d’examiner, sans irriter les passions. Si je parlais de la tragédie de Charles neuf, pourrais-je m’empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine, et de discuter cette étrange leçon donnée aux Rois !

Caius Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon m’offrent sur plusieurs points // cette même altération de l’histoire, pour apprécier les mêmes doctrines. Si je relis des satires, j’y trouve immolés des hommes qui sont placés au premier rang dans cette assemblée. Toutefois ces satires écrites d’un style élégant, pur et facile rappellent agréablement l’école de Voltaire, et j’aurais eu d’autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n’est pas échappé à la malice de l’auteur. Mais laissons là ces ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles : je ne troublerai point la [biffé : cendre] mémoire d’un écrivain qui fut votre collègue, et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis. Il devra à cette religion qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe.

Mais ici, M.M. ne serais-je point assez malheureux pour trouver un écueil ? car en portant aux cendres de M. Chénier le tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres........ Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais aux pieds des autels expiatoires qu’un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées.

Ah qu’il eut été plus heureux pour M. Chénier de n’avoir point participé à ces calamités publiques qui retombent enfin sur sa tête !

Il a su comme moi ce que c’est que de perdre un frère tendrement aimé ! (dans les orages populaires) Qu’auraient dit nos malheureux frères, si Dieu les eut appelés le même jour à son tribunal, s’ils s’étaient rencontrés au moment suprême, ils auraient crié sans doute : « Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentiments d’amour et de paix ; la mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. »

Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l’hommage que je rends ici à son // frère, car il était naturellement généreux. Ce fut même cette générosité de sentiments qui l’entraîna vers des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu’elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius... Mais bientôt trompé dans ses espérances, son humeur s’aigrit, son talent se dénatura. Transporté de la solitude du poète au milieu du tumulte des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments affectueux qui font le charme de la vie ? Heureux s’il n’eut vu d’autre ciel que le ciel de la Grèce sous lequel il était né, s’il n’eut contemplé d’autres ruines que celles de Sparte et d’Athènes ! Je l’aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse, ou bien, puisqu’il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivait-il dans les déserts, où je fus jeté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée. La cabane et les crimes du sauvage l’eussent peut-être réconcilié avec le faste et le palais des Rois !

Vains souhaits !... M. Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d’une maladie mortelle, vous le vîtes, M.M. s’incliner lentement vers la tombe et quitter pour toujours........... on ne m’a pas raconté ses derniers moments.

Nous tous qui vécûmes dans les troubles et les révolutions, nous n’échapperons pas aux regards de l’histoire ; qui peut se féliciter d’être trouvé sans tache dans ces temps de délire, où personne n’avait l’usage entier de sa raison.

Soyons donc pleins d’indulgence les uns pour les autres, excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine, que le talent, le génie, la vertu même font quelquefois franchir les bornes du devoir. //

M. Chénier adora la liberté, pourrait-on lui en faire un crime ? Les chevaliers eux-mêmes, s’ils sortaient aujourd’hui de leurs tombeaux suivraient les lumières de notre siècle. On verrait se former une illustre alliance entre l’honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois, les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie les ordres empruntés de la Grèce.

La liberté n’est-elle pas le plus grand des biens, et le premier des besoins de l’homme ? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l’ami des muses, comme l’air qu’il respire : les arts peuvent jusqu’à un certain point vivre dans la dépendance, parce qu’ils se servent d’une langue à part qui n’est pas entendue de la foule, mais les lettres qui parlent une langue universelle languissent et meurent dans les fers. Comment tracerait-on des pages de l’avenir s’il faut s’interdire en écrivant tout sentiment magnanime, toute pensée forte et grande. La liberté est si naturellement l’amie des sciences et des lettres, qu’elle se réfugie auprès d’elles, lorsqu’elle est bannie du milieu des peuples. C’est vous, M.M. qu’elle charge d’écrire ses annales, et de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité.

Pour qu’on ne se trompe pas à ma pensée, je déclare que je parle ici de la liberté qui naît de l’ordre, qui enfante les lois, et non pas de cette prétendue liberté fille de la licence et mère de l’esclavage.

Le tort de l’auteur de Charles IX ne fut donc pas d’avoir offert son encens à la première de ces divinités, mais d’avoir cru que les droits qu’elle donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. Un Français fut toujours libre aux pieds du trône ; c’est dans ses opinions qu’il met cette indépendance, que d’autres peuples // placent dans leurs lois : la liberté est pour lui un sentiment plutôt qu’un principe, il est citoyen par instinct, et sujet par choix. Si l’écrivain dont vous déplorez la perte avait fait cette observation, il n’aurait pas embrassé dans un même amour, la liberté qui fonde, et la liberté qui détruit.

Ici, M.M. finit la tâche que les usages de l’académie m’ont imposée. Près de terminer ce discours, je suis frappé d’une idée qui m’attriste. Il n’y a pas longtemps que M. Chénier prononçait sur mes ouvrages des arrêts qu’il se [biffé : proposait de] préparait à publier, et c’est moi qui juge aujourd’hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon âme : j’aimerais mieux être exposé aux satires d’un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. Cette tribune est une espèce de champ de bataille où les talents viennent tour à tour briller et mourir. Que de génies divers elle a vus passer ! Corneille, Racine, Boileau, la Bruyère, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu ! Qui ne serait effrayé en pensant qu’il va former un anneau dans la chaîne de cette illustre lignée ! Accablé du poids de ces noms immortels, ne pouvant me faire reconnaître à mes talents pour un héritier légitime, je tâcherai du moins de prouver ma descendance par mes sentiments. Quand mon heure sera venue de céder ma place à l’orateur qui doit parler sur ma tombe, il pourra traiter sévèrement mes ouvrages, mais il sera forcé de dire que j’aimais avec // transport ma patrie, que j’aurais souffert mille maux, plutôt que de coûter une seule larme à la France, et que j’aurais fait sans balancer, le sacrifice de mes jours à ces nobles sentiments, qui seuls donnent du prix à la vie, et de la dignité à la mort.

Mais quel temps ai-je choisi, M.M. pour vous parler de deuil et de funérailles ! Voyageur solitaire, je méditais, il y a quelques jours, sur les ruines des empires détruits, et je vois s’élever un nouvel empire : je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies, et j’aperçois un berceau chargé des destinées de l’avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat, César monte au Capitole, les peuples racontent des merveilles, des monuments s’élèvent, les cités s’embellissent, les frontières de la patrie sont baignées par ces mers lointaines qui portèrent les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit jamais Germanicus.

Tandis que le triomphateur s’avance entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfants des muses ? Ils marcheront à la suite du char, pour joindre l’olivier de la paix aux palmes de la gloire, pour présenter au vainqueur la troupe sacrée des suppliants, pour mêler aux récits guerriers ces touchantes images qui faisaient pleurer Paul Émile sur les malheurs de Persée.

Et vous, fille des Césars, sortez de vos palais avec votre jeune fils dans vos bras, venez ajouter la grâce à la grandeur, venez attendrir la victoire, et tempérer l’éclat des armes, par la douce majesté d’une Reine et d’une mère.