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Chateaubriand et Goethe en Italie

Regards croisés sur la Nature et les paysages

Auteur : Alain Canat

Date de publication : mai 2018

 

 

 

Deux écrivains voyageurs

 

François René de Chateaubriand (1768-1848) a effectué plusieurs voyages en Italie entre 1803 (date de son premier séjour) et 1833 (date de son dernier voyage), mais ses séjours ont toujours été d’une durée n’excédant pas quelques mois.

Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) n’a fait qu’un seul voyage en Italie, mais long d’une année et demie, entre septembre 1786 et avril 1788. Il a séjourné principalement à Rome mais aussi à Naples et parcouru la Sicile que Chateaubriand n’a pas visitée.

 

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Ill. 1. Portrait de Goethe par Tischbein

 

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Ill. 2. Portrait de Chateaubriand par Girodet

  

 

Tous deux ont été captivés et ont aimé l’Italie passionnément. Ils ont laissé l’un et l’autre des récits de voyage, deux Voyage en Italie rédigés à de nombreuses années de distance mais retravaillés et publiés tardivement, en 1827 pour celui de Chateaubriand et en 1816-1817 et 1829 pour celui de Goethe.

Ces ouvrages sont tous deux rédigés sous forme épistolaire, mais celui de Goethe se présente comme une relation circonstanciée et détaillée de son long séjour tandis que celui de Chateaubriand – qui sera repris dans ses Mémoires – est plus une évocation, un recueil d’impressions qu’un récit.

Les deux textes ne sont donc pas de même nature malgré la similitude de leur titre en français. Mais les deux écrivains étaient eux-mêmes très différents et ont eu des vies d’un genre opposé. Aussi leur regard sur l’Italie et ses paysages n’est-il pas le même et même parfois antinomique.

 

 

Une même passion pour la nature

 

Néanmoins, les deux hommes ont voué un véritable culte à la Nature et nourri une authentique passion pour les jardins et les arbres.

Rappelons qu’ils ont l’un et l’autre créé des jardins et fait œuvre de paysagiste – Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups puis rue d’Enfer ; Goethe à Weimar, dans les jardins de ses deux maisons et, à une large échelle, dans le parc de l’Ilm.

 

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Ill. 3. La maison de Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups

 

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Ill. 4. La maison de jardnier de Goethe à Weimar

 

L’un comme l’autre ont laissé ailleurs de très beaux textes sur les arbres : on pense bien sûr au poème consacré par Goethe au Ginkgo Biloba, son arbre fétiche, et aux pages émouvantes de Chateaubriand sur ses arbres de la Vallée-aux-Loups.

En Italie comme ailleurs, ils ont une même sensibilité aux beautés de la Nature. Ils ont tous deux un regard artistique sur elle, Goethe dans ses magnifiques dessins et aquarelles, Chateaubriand dans des descriptions intensément poétiques mais aussi très « picturales ». La beauté d’un paysage les émeut pareillement.

 

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Ill. 5. Monastère dans la campagne romaine

 

Ils ont aussi en commun une vision spirituelle de la Nature. Selon Goethe, la nature est travaillée par une force vivifiante et rajeunissante dans laquelle se retrempent tous les êtres ; cette force, de nature quasi-divine, rapproche la philosophie de la nature de la doctrine panthéiste1. Pour l’écrivain profondément attaché au christianisme que fut Chateaubriand, la Nature par sa seule présence témoigne de l’existence de Dieu.

Néanmoins, l’approche des deux hommes est assez différente.

 

  

Goethe, scientifique et botaniste

 

Chez Goethe, le culte de la nature, qu’il célébrait déjà dans Werther, prend, dans les années de Weimar, un ton plus ample :

La nature seule est artiste, de la matière la plus simple jusqu’aux plus grands contrastes, sans apparence d’effort jusqu’à la plus grande perfection, jusqu’à la détermination la plus précise, toujours ornée de quelque chose de doux2.

Mais, avant d’être une source d’émerveillement, la Nature est d’abord chez lui un objet d’étude. L’écrivain allemand est en effet un génie polyvalent et ses connaissances scientifiques vont bien au-delà du dilettantisme. La géologie, l’optique, l’anatomie, la paléontologie, la botanique, sont tour à tour et simultanément ses centres d’intérêt. Il pousse parfois ses recherches jusqu’à l’expertise.

Mentionnons simplement sa Théorie des couleurs, ses incroyables collections minéralogiques, le laboratoire d’optique de sa maison de Weimar… Il se passionne pour l’évolution des végétaux et publie un essai sur la métamorphose des plantes. Nommé ministre par le duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar, il est chargé de l’exploitation des mines et des forêts.

Le jardin de sa maison de campagne de Weimar est considéré par lui comme un lieu d’étude et, d’avril 1776 jusqu’au 6 mars 1832, quelques jours avant son décès, il consigne minutieusement dans un journal ses observations, ses expériences, ses modifications apportées au tracé d’une allée, à un monticule…

 

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Ill. 6. Rivière, dessin de Goethe réalisé en Italie en 1787

 

C’est donc en botaniste chevronné qu’il parcourt les jardins de Rome, ceux de Naples et de Florence. Parmi de nombreux exemples de cette approche scientifique, citons deux textes extraits de son Voyage en Italie.

De là, nous montâmes, par un soleil presque trop chaud, à la villa Pamphili, dont les jardins offrent de grandes beautés, et nous y restâmes jusqu’au soir. Une grande pelouse, entourée de hauts pins et de chênes verts était toute semée de pâquerettes, qui tournaient toutes leurs petites têtes vers le soleil. Alors, s’éveillèrent mes spéculations botaniques [...]. Il est très intéressant d’observer comment procède une végétation qui se maintient avec vivacité et qui n’est point interrompue par un froid rigoureux. Il n’y a point ici de bourgeons, et l’on arrive enfin à comprendre ce que c’est qu’un bourgeon. L’arbousier refleurit maintenant, tandis que ses derniers fruits murissent ; l’oranger se montre en fleurs, avec des fruits mûrs et demi-mûrs. Mais on couvre l’oranger, lorsqu’il n’est pas environné de bâtiments. Le cyprès, cet arbre vénérable, quand il est vieux et d’une belle croissance, donne beaucoup à penser. Je visiterai prochainement le jardin botanique et j’espère y apprendre bien des choses3.

Dans le second texte, il est question du jardin botanique de Padoue, fondé en 1545, le plus ancien subsistant au monde. C’est après sa visite que Goethe entreprendra d’écrire son Essai d’explication de la Métamorphose des plantes.

En revanche, le jardin botanique est charmant et gai. Beaucoup de plantes peuvent passer l’hiver en pleine terre, pourvu qu’elles soient placées contre les murs ou à peu de distance. On dresse un abri sur le tout vers la fin d’octobre et l’on ne chauffe que peu de mois. Il est charmant et instructif de se promener au milieu d’une végétation étrangère. En présence des plantes accoutumées, comme des autres objets dès longtemps connus, nous finissons par ne penser à rien. Et qu’est-ce que regarder sans penser ? Ici, en présence de cette multiplicité, nouvelle pour mes yeux, je suis davantage saisi de la pensée qu’on pourrait faire dériver toutes les plantes d’une seule. C’est par là seulement qu’il deviendrait possible de déterminer véritablement les genres et les espèces, ce qui s’est fait, à ce qu’il me semble, d’une manière très arbitraire jusqu’à présent4.

Au-delà de la botanique, l’approche de Goethe est aussi celle d’un économiste, à la manière des physiocrates5 français :

Autour de Florence, sur le penchant des monts, tout est planté d’oliviers et de vignes. Les intervalles sont consacrés aux céréales. Près d’Arezzo et plus loin, on laisse les champs plus libres. Je trouve qu’on n’extirpe pas assez le lierre, qui est nuisible aux oliviers et aux autres arbres et qu’il serait si aisé de détruire. On ne voit aucune prairie. On dit que le blé indien6 épuise la terre ; que depuis qu’on l’a introduit, l’agriculture a perdu sous d’autres rapports. Je le crois volontiers, vu le peu d’engrais que l’on emploie7.

 

 

Chateaubriand, littéraire

 

Chez Chateaubriand, rien de tel. Bien que, dans sa jeunesse, il ait affecté de vouloir étudier la botanique, à la manière d’un Jean-Jacques Rousseau, et qu’il ait entrepris, en 1790, un voyage en Amérique du Nord dont un des buts était cette étude, cet intérêt « scientifique » sera de courte durée et ses connaissances en ce domaine resteront toujours assez limitées. Il connaît les arbres, sait les distinguer, mais leur appellation scientifique ou même commune lui importe peu. Son approche est d’abord littéraire et fait plus appel à la sensibilité qu’à la raison. Donnons-en un exemple :

Je revis, en entrant à Milan, la magnifique allée de tulipiers dont personne ne parle ; les voyageurs les prennent apparemment pour des platanes. Je réclame contre ce silence en mémoire de mes sauvages : c’est bien le moins que l’Amérique donne des ombrages à l’Italie. On pourrait aussi planter à Gênes des magnolias mêlés à des palmiers et des orangers. Mais qui songe à cela ? qui pense à embellir la terre ? on laisse ce soin à Dieu. Les gouvernements sont occupés de leur chute, et l’on préfère un arbre de carton sur un théâtre de fantoccini au magnolia dont les roses parfumeraient le berceau de Christophe Colomb8.

C’est charmant mais pas très scientifique…

 

 

Regards croisés

 

Quelques extraits choisis dans le Voyage en Italie de Goethe et dans les Mémoires d’outre-tombe et le Voyage en Italie de Chateaubriand permettent d’illustrer cette démarche parfois bien différente.

Voici d’abord deux textes sur le même paysage parcouru à de nombreuses années de distance. Il s’agit de la vallée de la Brenta, près de Padoue, que Goethe découvre en « descendant » en Italie en 1786 et que Chateaubriand parcourt en 1833. 

Goethe voyage pour s’instruire et se montre très attentif à ce qui l’entoure et sa description est précise : 

Quelques mots sur mon trajet de Padoue jusqu’ici. J’ai descendu la Brenta par le coche, en bonne société, car les Italiens s’observent en présence les uns des autres, et j’ai trouvé ce voyage convenable et agréable. Les rives sont ornées de jardins et de maisons de plaisance ; de petits villages descendent jusqu’à la rivière, que la grand-route, qui est très animée, longe quelquefois. Comme on descend la rivière au moyen d’écluses, il y a souvent de petites haltes, mais on peut les mettre à profit pour aller à terre, et se régaler des fruits qu’on vous offre en abondance. Puis on rembarque et l’on se meut à travers un monde mobile, plein de vie et de fertilité9.

Chateaubriand est simplement charmé :

Malgré mon demi-désappointement et beaucoup de dieux dans les petits jardins, j’étais charmé des arbres de soie, des orangers, des figuiers et de la douceur de l’air, moi qui, si peu de temps auparavant, cheminais dans les sapinières de la Germanie et sur les monts des Tchèques où le soleil a mauvais visage10.

Approche bien différente encore lorsque les deux écrivains découvrent Rome. Chateaubriand est exalté :

M’y voilà enfin ! toute ma froideur s’est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j’ai vu ; j’ai vu, je crois, ce que personne n’a vu, ce qu’aucun voyageur n’a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n’ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c’est-à-dire Florence ? n’ont-ils pas passé en caravane avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l’État Romain ? [...] Arrivé comme le soleil se couchait, j’ai trouvé toute la population allant se promener dans l’Arabie déserte à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs11 !

Goethe est plus circonspect :

Je suis ici depuis sept jours, et je me fais peu à peu une idée générale de la ville. Nous la parcourons souvent. Je me familiarise avec les plans de la Rome ancienne et de la Rome moderne ; j’observe les ruines, les édifices, je visite une villa, puis une autre ; je ne m’occupe que fort lentement des plus grandes merveilles ; je me contente d’ouvrir les yeux ; je regarde, je vais et je viens, car c’est à Rome seulement qu’on peut se préparer à étudier Rome12.

Les deux écrivains sont l’un et l’autre fascinés par le poids de l’Histoire romaine, omniprésente et écrasante. Mais ils la perçoivent différemment. Goethe est surtout attiré par la Rome antique et païenne et il trouve là confirmation de son tropisme « classique » : 

Non, je n’irai pas plus avant qu’il ne sera nécessaire pour connaître aussi ces choses, et, à cet égard encore, vivre ensuite chez moi satisfait et m’ôter, comme aux autres, toute envie de courir le monde. Je veux voir Rome, la Rome éternelle, et non celle qui passe tous les dix ans. Si j’avais du temps, je voudrais le mieux employer. J’observe en particulier qu’on lit tout autrement l’histoire à Rome que dans le reste du monde. Ailleurs, on la lit du dehors au-dedans ; ici, on croit la lire du dedans au dehors ; tout cela vient s’ordonner autour de nous, tout part de nous. Et cela est vrai, non seulement de l’histoire romaine, mais de l’histoire universelle. D’ici, je puis accompagner les conquérants jusqu’à la Weser et jusqu’à l’Euphrate, ou, s’il me plaît d’être un badaud, je puis attendre dans la voie Sacrée le retour des triomphateurs : cependant, je me suis nourri de blé et d’argent distribués au peuple, et je prends à mon gré ma part de toute cette magnificence13.

La « Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine » de Chateaubriand dont est extrait le texte ci-dessous est justement célèbre. L’écrivain est certes ému par les fantômes chéris de l’Antiquité mais plus encore par les traces des premiers chrétiens. La Rome des papes a plus de prix à ses yeux que la Rome des Césars :

Quiconque s’occupe uniquement de l’étude de l’antiquité et des arts, ou quiconque n’a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu’il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S’il est malheureux, s’il a mêlé les cendres de ceux qu’il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d’un ami vertueux, du charmant tombeau de Cecilia Metella au modeste cercueil d’une femme infortunée ! Il pourra croire que ces mânes chéris se plaisent à errer autour de ces monuments avec l’ombre de Cicéron, pleurant encore sa chère Tullie, ou d’Agrippine encore occupée de l’urne de Germanicus. S’il est chrétien, ah ! comment pourrait-il alors s’arracher de cette terre qui est devenue sa patrie, de cette terre qui a vu naître un second empire, plus saint dans son berceau, plus grand dans sa puissance que celui qui l’a précédé, de cette terre où les amis que nous avons perdus, dormant avec les martyrs aux catacombes, sous l’œil du Père des fidèles, paraissent devoir se réveiller les premiers dans leur poussière et semblent plus voisins des cieux14 ?

Curieusement, bien que le plus fameux portrait de Goethe le représente dans cette même campagne romaine, celui-ci ne lui accorde pas une grande importance dans son Voyage en Italie et ne la décrit pas. Il la parcourt en artiste, carnet de dessins à la main, et se concentre sur ses progrès techniques bien plus que sur ce qui l’entoure :

Je me rappelle parfois comme l’artiste cherche dans le Nord à tirer quelque parti des toits de chaume et des châteaux en ruine, comme on rôde le long des ruisseaux, des buissons et des roches brisées, pour saisir un effet pittoresque, et je suis pour moi-même un sujet d’étonnement, d’autant qu’après une si longue habitude, ces choses ne se détachent plus de nous. Mais depuis quinze jours, j’ai pris courage ; avec un petit portefeuille, je parcours les villas de haut en bas et, sans beaucoup réfléchir, j’ai pris des esquisses de petits sujets, frappants, vraiment méridionaux et romains, et je cherche au hasard à y répandre la lumière et les ombres. C’est bien étrange qu’on puisse voir et savoir clairement ce qui est bien et ce qui est mieux, et que si l’on veut se l’approprier, cela échappe en quelque sorte sous les doigts ; que l’on saisisse, non pas ce qui est bien, mais ce qu’on est accoutumé à saisir. C’est seulement par un exercice réglé qu’on pourrait faire des progrès ; mais où trouverais-je le temps et le recueillement nécessaires ? Je sens toutefois que ces quinze jours de vive application m’ont fait beaucoup de bien15.

 

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Ill. 7. Vue de Rome avec la Porta del Popolo, dessin de Goethe réalisé en Italie en 1787

 

Si Goethe ne semble pas porter grand intérêt aux paysages des environs de Rome, c’est sans doute que, comme nombre de voyageurs du temps, il fut rebuté par l’aspect désolé et stérile de ces campagnes peuplées de rares habitants faméliques marqués par la malaria, le « mauvais air » provenant des marais Pontins, que Chateaubriand décrit magnifiquement dans sa « Lettre à M. de Fontanes ». Mais celui-ci, plus loin, corrige :

Vous croirez peut-être, mon cher ami, après cette description qu’il n’y a rien de plus affreux que les campagnes romaines ? Vous vous tromperiez beaucoup : elles sont une inconcevable grandeur [...] Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront. Si vous les contemplez en artiste, en poète et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu’elles fussent autrement.

Cette grandeur, cette poésie, Goethe ne les a pas vues, alors que Chateaubriand, toujours dans la « Lettre à M. de Fontanes », la décrit en véritable artiste, dans une magnifique poésie :

Rien n’est comparable pour la beauté aux lignes de l’horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d’une arène, d’un cirque, d’un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre. Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages, dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome ! Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius, et sur les pins de la villa Pamphili plantés par Le Nôtre. J’ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d’opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d’une teinte violette et purpurine. Quelquefois de beaux nuages, comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l’apparition des habitants de l’Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l’antique Rome semble avoir étendu dans l’occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour16.

Ces exemples pourraient être multipliés. Beaucoup conduisent aux mêmes constatations. Les deux grands écrivains n’ont pas vu la même Italie car ils ne l’ont pas regardé de la même manière. Goethe est allé en Italie pour apprendre, se cultiver, progresser dans l’art du dessin, engranger des souvenirs et des impressions durables. Il y est allé aussi et surtout pour chercher confirmation à sa passion naissante pour l’Antiquité, passion qui fait de lui un classique plus qu’un romantique, malgré Werther. Chateaubriand a une vision sans doute moins approfondie – mais pas moins curieuse, sa curiosité ne s’exerçant pas sur les mêmes lieux ni les mêmes objets –, plus désabusée – conforme en cela à son tempérament – mais aussi plus sensible, plus romantique et plus personnelle. Et il a trouvé à Rome une terre d’élection.

 

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Ill. 8. Ruines d'aqueducs antiques dans la campagne romaine, par Achille Bénouville

 

 

Notes

 ↑ 1. Doctrine philosophique ou religieuse qui, rejetant ou minimisant l’idée d’un dieu créateur et transcendant, identifie Dieu et l’univers, soit que le monde apparaisse comme une émanation nécessaire de Dieu (panthéisme stoïcien, panthéisme émanatiste des néo-platoniciens, philosophies de l’Inde, doctrine de Spinoza, etc.), soit que Dieu ne soit considéré que comme la somme de ce qui est (panthéisme naturaliste ou matérialiste ; synon. pancosmisme).

 ↑ 2. Goethe, La Nature, fragment de 1782.

 ↑ 3. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Rome, 2 décembre 1786.

 ↑ 4. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome – De Vérone à Venise ; Padoue, 27 septembre 1786.

  ↑ 5. La physiocratie est une doctrine économique et politique du XVIIIe siècle qui fonde le développement économique sur l’agriculture et qui prône la liberté du commerce et de l’industrie. Cette école, qui est sans doute l’une des toutes premières théories économiques, est née en France vers 1750 et atteint son apogée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle considère que la richesse d’un pays provient exclusivement de son agriculture qui est la seule création annuelle de richesse.

  ↑ 6. Le maïs.

  ↑ 7. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Pérouse, 25 octobre 1786.

  ↑ 8. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XXXIX, chapitre 3.

  ↑ 9. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Venise, 28 septembre 1786.

  ↑ 10. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XXXIX, chapitre 3.

  ↑ 11. Chateaubriand, Voyage en Italie, « À M. Joubert. Lettre troisième. Rome, 27 juin au soir, en arrivant, 1803 ».

  ↑ 12. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Rome, 7 novembre 1786.

  ↑ 13. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie, chapitre 6 ; Rome, 29 décembre 1786.

  ↑ 14. Chateaubriand, Voyage en Italie, « Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine », Rome, 10 janvier 1804.

  ↑ 15. Goethe, Voyage en Italie, 1re partie : De Carlsbad à Rome ; Rome, 17 février 1787.

  ↑ 16. Chateaubriand, Voyage en Italie, « Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine », Rome, 10 janvier 1804.

 

Iconographie

 ↑ Ill. 1. Johann Heinrich Wilhelm Tischbein (1751-1829), Étude de tête – Goethe dans la campagne romaine, plume en brun et aquarelle, vers 1786-1787 ou 1793. Coll. Klassik Stiftung Weimar, inv. GGz/Khz1984/00225. (n° 7 de l’exposition)

 ↑ Ill. 2. Anne-Louis Girodet-Trioson (1767-1824), Portrait de Chateaubriand (modello), huile sur toile, 1809. Coll. maison de Chateaubriand, inv. 2015.1.1.

 ↑ Ill. 3. La maison de Chateaubriand à la Vallée-aux-Loups.

 ↑ Ill. 4. La maison de jardinier de Goethe à Weimar.

 ↑ Ill. 5. Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819), Monastère dans la campagne romaine, huile sur papier marouflé sur toile, non daté. Coll. maison de Chateaubriand, inv. P.995.4.

 ↑ Ill. 6. Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Rivière, plume et pinceau en gris et aquarelle, 1787. Coll. Klassik Stiftung Weimar, inv. GGz/1119. (n° 30 de l’exposition)

 ↑ Ill. 7. Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Vue de Rome avec la Porta del Popolo, plume et pinceau en brun, 1787. Coll. Klassik Stiftung Weimar, inv. GGz/1957. (n° 12 de l’exposition)

 ↑ Ill. 8. Achille Bénouville (1815-1891), Ruines d’aqueducs antiques dans la campagne romaine, aquarelle, 1858. Coll. maison de Chateaubriand, inv. P.003.CG.2.

 

Photographies

© Klassik Stiftung Weimar : ill. 1, 4, 6, 7

© CD92/Willy Labre : ill. 2, 3

© CD92/MDC : ill. 5

© Studio Sébert : ill. 8